observatoire des sondages

De la cécité volontaire : le “regard” des sondeurs français sur la Russie de Vladimir Poutine

mercredi 2 mars 2022

Depuis la publication dans Le Monde des résultats d’une longue investigation remettant foncièrement en cause la qualité générale de leur soi-disant enquêtes [1], suivie quelques semaines plus tard de critiques de deux universitaires, l’un statisticien l’autre politiste, de la pseudo-scientificité de la production sondagière [2], la détestation de la critique par les sondeurs est devenue agressive (cf. Brice Teinturier in E. Zemmour : « les sondages dans la Constitution »).

Sur le fond en revanche leur défense demeure inchangée, comme en atteste la énième tribune offerte en guise de droit de réponse par le quotidien à un pool représentatif de l’ensemble de la profession, une fois n’est pas coutume, sondeurs, sous-traitants, syndicat, etc. Intitulée singulièrement « Non, la “dictature des sondages” ne tue pas le débat électoral ! » (Le Monde 15 février 2022), elle est caricaturale, faite d’affirmations sans preuves et d’autosatisfecit. En résumé : ils n’ont rien à se reprocher font “tout bien comme il faut”.

Parce que les mots pour critiquer les sondages ont un sens, aucun scientifique n’a, à notre connaissance, utilisé l’expression “dictature des sondages”. Si Loïc Blondiaux y fait référence en 2016, c’est pour mieux s’en démarquer (cf. "Je n’ai jamais cru la dictature des sondages" le 1 hebdo, 19 octobre 2016). Mais on peut raisonnablement penser en bonne tactique militaire qu’il s’agit de diaboliser ou de ridiculiser l’adversaire en lui prêtant des mots qu’il n’ a jamais tenus.

Face à "ces méchants" les sondeurs sont les "bons" de leur propre histoire, "un élément essentiel du débat démocratique", revendication qu’ils partagent avec les journalistes qui le leur rendent bien. Et quand les critiques sont trop dérangeantes ils se replient : ils feraient peu de sondages politiques et principalement du commerce.

En toute cohérence les critiques des sondages sont les ennemis, des barbares selon Brice Teinturier d’Ipsos, autre manière de dire qu’ils sont un danger pour la démocratie (cf. E. Zemmour : « les sondages dans la Constitution »). Les sondeurs ne cessent de proclamer, en totale opposition avec la réalité, que c’est le seul régime à permettre les sondages d’exister : « Quand j’entends que les sondages sont mauvais pour la démocratie, ça me fait bondir. C’est dans une dictature qu’il n’y a pas de sondage », (F. Dabi, DG de l’Ifop, L’Opinion, 2 janvier 2022).

Les sondeurs ne lisent pas la presse. Quelques jours après la publication de cette tribune l’armée russe de Vladimir Poutine envahissait l’Ukraine. Se forcent-ils à un aveuglement volontaire ? Ou préfèrent-ils ignorer les activités de leur filiales à l’étranger ou leurs confrères sondeurs (sans même parler des sondages confidentiels). A moins que les sondeurs ne voient la Russie de Vladimir Poutine comme une démocratie.

NB : Pour éviter toute ambiguïté" et toute contestation cf. annexe ci-dessous (extraits de presse).

Annexe

- Cf. « Les Ukrainiens sont comme des frères » : l’opinion publique russe ne veut pas d’une guerre. (France Inter 21 janvier 2022).

D’après une récente étude du Centre Levada de Moscou, 53% des Russes jugent "improbable" ou "exclue" l’hypothèse d’une guerre avec leur voisin en raison des tensions dans le Donbass. Mais pour le sociologue Lev Goudkov, "il ne s’agit pas tant d’une évaluation de la probabilité d’une guerre que d’un refus de partir en guerre." Pour ce spécialiste de l’opinion publique russe, directeur de recherche au Centre Levada, "il n’y avait pas d’attitudes négatives anti-ukrainiennes avant que Poutine n’arrive au pouvoir ou dans les premières années de sa présidence. Nous avons commencé à enregistrer des vagues d’animosité associées à la propagande du Kremlin en réaction aux événements de Maïdan". Fin 2014, 59% des Russes avaient une opinion négative vis à vis de l’Ukraine. Ils ne sont plus que 43% aujourd’hui. Selon lui, l’opinion publique se serait entre-temps lassée de la politique agressive du pouvoir russe.

- Cf. L’opinion publique russe face au conflit russo-ukrainien ci-dessous (La Tribune, 2 février 2022)

Selon les derniers sondages, 48 % des Russes estiment que les États-Unis et l’OTAN sont responsables de la nouvelle escalade des tensions en Ukraine et 20 % des Russes affirment que le premier responsable est le gouvernement ukrainien. Ils ne sont que 4 % à incriminer le gouvernement russe. Et pourtant, environ 50 % de la population russe a une opinion favorable de l’Ukraine. Chez les personnes de moins de 40 ans, ce ratio est de près de 60 %, alors qu’il n’est que de 42 % chez les 55 ans et plus.

- Cf. "Crise en Ukraine : le soutien sans enthousiasme de la population de Russie à Vladimir Poutine", Le Monde, 23 février 2022, extrait).

Les sondages sur cette dernière initiative présidentielle manquent, mais, début 2021, environ 50 % des Russes soutenaient une telle reconnaissance ou un rattachement des deux entités à la Russie, contre 25 % prônant leur retour dans le giron ukrainien. En revanche, seuls 17 % des Russes estiment que Russie et Ukraine devraient former un seul et même Etat.

D’autres études, plus anciennes, montrent une certaine fatigue face au climat de confrontation entretenu en permanence dans le pays. Si, en 2014, selon le centre analytique indépendant Levada, 26 % des sondés assuraient que « la Russie est entourée d’ennemis de tous les côtés », ils ne sont plus que 16 % à le penser en 2020. La crainte de la guerre, dans le même temps, s’est hissée en deuxième position des préoccupations des Russes.

Heureusement pour le pouvoir russe, la responsabilité dans la montée des tensions est clairement attribuée à l’extérieur. Mi-janvier, alors que la confrontation avec l’Ouest était déjà engagée, 50 % des sondés en tenaient les Etats-Unis et l’OTAN pour responsables, 16 % l’Ukraine elle-même et 4 % la Russie.


[1« Dans la fabrique opaque des sondages », 5 novembre 2021.

[2Décision éditoriale exceptionnelle d’un quotidien, lié depuis des décennies aux doxosophes du Cevipof : cf. Michel Lejeune, « Il faut ramener l’activité sondagière dans le champ scientifique », Le Monde, 14 décembre 2021 ; Alexandre Dézé, « Jamais il n’y a eu autant de sondages alors qu’il y a de véritables faiblesses dans leur fabrication, et que l’opacité règne », Le Monde, 13 février 2022.

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