En adoptant la procédure d’une primaire ouverte le 1er octobre 2009, les socialistes savaient-ils qu’ils invitaient les sondeurs à la table ? Sans doute. A ce point non. Après les recommandations de la haute Autorité des primaires citoyennes de s’en remettre à la commission des sondages, la lettre de Harlem Désir est un aveu pathétique. Il demande en effet un moratoire sur la publication des sondages avant le scrutin. La réponse juridique est simple : la primaire étant une élection privée, la commission est incompétente. Elle n’a en outre pas coutume de contrarier les sondeurs. L’appel à l’esprit de la loi de 1977, sensiblement édulcoré d’ailleurs puisque l’interdiction de publication est passée en 2002 de une semaine à 48 heures, n’est qu’un vœu pieux. N’importe quel sondeur peut donc passer outre sans risquer de sanction juridique. Cela pourrait d’ailleurs être une expérience intéressante que de dire en cours de scrutin quelles sont les positions respectives, voire qui a gagné à mi-scrutin. Histoire de permettre à des électeurs de bonne volonté de rester chez eux. Par expérience on pense qu’elle serait utile aux analystes des sondages. Pour la démocratie on est moins sûr du bénéfice.
Quoi qu’il en soit de la suite, le mal est fait. Les sondages ont déjà vicié la primaire socialiste. Le 38e sondage a révélé un peu plus – si cela est possible – la logique d’un scrutin qui dépossède les citoyens de leur vote. Le sondage Ifop-JDD (1 octobre 2011) a été effectué sur 2878 personnes pour obtenir un échantillon suffisant de sympathisants de gauche et socialistes et répliquer aux critiques évidentes qui ont été faites sur la taille des sous échantillons. Avec 1434 sympathisants de gauche et 782 sympathisants socialistes, qui pourrait encore critiquer ? Il a fallu téléphoner aux gens du 15 au 30 septembre pour obtenir autant de sondés. Significatif de la difficulté à les trouver même sur un sujet où les sondeurs peuvent se réclamer de la légitimité d’une consultation démocratique. Comme les échantillons actuels des sondages, on peut mettre en cause la représentativité des populations de sondés en général du fait de la hausse des non répondants. Il ne faut jamais oublier que la très grande majorité de gens contactés par téléphone refuse de répondre et que les rebelles aux sondages ne sont sociologiquement et idéologiquement pas similaires à ceux qui obtempèrent. En outre, concernant les sondages sur la primaire, on sait qu’il est impossible d’appliquer des critères de représentativité. Qu’à cela ne tienne, on fait comme si. A proprement parler si les sondages sont caractérisés par la représentativité comme cela semblait admis, ce ne sont pas des sondages. Et on ne devrait pas commenter ces opérations de consultation. Il le faut pourtant puisqu’elles n’ont pas vocation à connaître les choses mais à les faire advenir.
Il faut en effet un solide intérêt pour répondre aux critiques en augmentant illico le nombre des sondés. C’est plus cher, tant pis. Le commentaire du sondeur est à cet égard éclairant. Une première question du JDD lui permet d’exhiber le chiffre des sondés pour balayer les objections. Un préalable. Et puis, c’est le verdict tant attendu de l’avance croissante de François Hollande, accentué par un envers plus vif sur le décrochage de son principal rival : « L’évolution d’Aubry est une catastrophe ».
Frédéric Dabi de l’Ifop jubile. Double soulagement. Le risque d’être désavoué par des électeurs de la primaire différents des sondés « certains » d’aller voter s’éloigne alors que l’avance de François Hollande est encore plus grande chez les sympathisants du PS que chez les sympathisants de gauche [1]. Le soulagement est quasiment avouable. Celui de voir son candidat préféré confirmer son avantage ne l’est pas. Sachant comment les sondages offrent un atout structurel au candidat le plus proche du sondé médian, donc plus ou moins centriste, les sondages donnent un avantage préalable aux candidats qui occupent cette position. Ce fut Dominique Strauss Kahn, c’est aujourd’hui François Hollande. Il aura fallu du temps pour lui conférer le même avantage que son prédécesseur. En somme, le sondeur croit constater un effet de bandwaggon par lequel les sondés se rallient au favori. Même les « sympathisants-socialistes-certains-d’aller voter ». Un effet produit par les sondages. Comme il est acquis que les sondeurs ne font que mesurer des performances plus ou moins bonnes des candidats, le candidat en avance est meilleur sur tous les points ajoute-t-il avec une fausse évidence. Il faut tout aussi bien inverser la proposition puisque les raisons des sondés sont d’abord des justifications : un candidat préféré cumule forcément les qualités pour ceux qui le préfèrent.
Expliquant depuis longtemps que les sondages servent ceux qui les payaient, on ne changera pas d’avis en cette occasion. D’autant moins qu’il n’y a pas de surprise pour nous. Il faut néanmoins faire oeuvre de pédagogie et constater que le sondage de l’Ifop, propriété de la présidente du Medef, est publié par le JDD, propriété de Arnaud Lagardère. On ne prétendra pas que les propriétaires regardent les résultats des sondages pas plus qu’ils ne surveillent tous les articles de leur presse. Simplement ils choisissent leurs collaborateurs qui ne sauraient oublier de savoir ce qu’ils leur doivent. Quelques sondeurs savent pourquoi ils ont été licenciés. L’investissement est stratégique si on sait que les sondages font largement l’offre électorale et donc l’élection. Après deux élections présidentielles où le vainqueur avait largement manipulé cette offre, autrement dit choisi le concurrent le moins dangereux pour lui, avec le concours des propriétaires de presse et des entreprises de sondage, il faut considérer la nouvelle configuration.
Nicolas Sarkozy est à peu près inéligible. Depuis longtemps mais la lenteur des esprits et les intérêts ne le révèlent que tardivement. L’évocation publique de la rumeur selon laquelle il ne serait pas candidat à sa réélection est à cet égard significative. Simplement ses plus proches partisans ne pourront jamais renoncer pour des raisons évidentes, ils ont tout à perdre d’un échec. Ils s’accrocheront donc jusqu’au bout. La bonne marche des grands groupes ne saurait céder aux raisons des partisans. Il fallait donc que les anciens soutiens du président sortant trouvent un candidat de substitution. Sinon le plus favorable, du moins le moins mauvais. Le 38e sondage sur la primaire socialiste de l’Ifop confirme aussi que si l’opération de promotion sondagière de François Hollande marche, il sera un candidat du Medef, et s’il est à la suite, comme l’inéligibilité de fait du sortant le laisse présager, le vainqueur, il sera l’élu du Medef. A son corps défendant. Résultat cocasse au moment où il apparaît – comme cela était probable depuis longtemps - que n’importe quel rival de Nicolas Sarkozy aurait toutes les chances de le battre, il a fallu imposer un candidat qui ait la qualité d’apparaître comme celui qui avait le plus de chances de le faire. Il aura fallu plus de 30 sondages pour en arriver là.