observatoire des sondages

Elections régionales : la prosopopée du premier tour

mardi 16 mars 2010

S’il est une vérité du commentaire électoral, c’est que la vérité est un enjeu de luttes. Le premier tour des élections régionales du 14 mars 2010 a d’autant mieux illustré cette loi sociologique qu’il a continué le long mouvement de croissance de l’abstention. Non seulement, il s’agit alors pour les doxosophes ou interprètes médiatiques de l’opinion, de lire dans les votes mais aussi de lire dans l’absence de vote. Le moins que l’on puisse dire est que l’abstention ne rend pas moins bavard que la participation. Peut-être une autre vérité du commentaire médiatique : une prosopopée – cette figure qui consiste à parler à la place des autres – puisque l’exercice consiste à parler à la place de ceux qui ne parlent pas (les abstentionnistes) et aussi à la place de ceux qui l’ont fait, vite renvoyés à leur silence dès lors qu’on peut parler pour eux.

Chacun aura pu s’amuser dès dimanche soir de cet argument des représentants de l’UMP : l’abstention est trop forte pour qu’on puisse tirer des enseignements de ce premier tour. Les mêmes personnes avaient promptement crié victoire aux élections européennes de 2009 alors même que l’abstention avait été plus importante encore. Jeux tactiques : il faut préparer le second tour et ne pas achever la débandade de ses partisans par l’annonce de la débâcle finale. Dire, c’est faire.

Bien sûr, il conviendrait que l’abstention soit prise en compte dans le commentaire électoral même si elle n’est pas utile à un parti politique pour brouiller les cartes ou se prévaloir des volontés supposées et inexprimées de ceux qui ne se sont pas déplacés. C’est l’affaire de la sociologie électorale dont les politologues médiatiques font bien peu de cas même lorsqu’ils peuvent se prévaloir d’un titre universitaire dont ils ont oublié qu’il devait servir le savoir avant un quelconque parti politique. Il est vrai que la science ne rapporte plus guère. On a donc autant parlé de l’abstention parce que son invocation servait des intérêts politiques et non parce qu’elle était élevée alors même qu’on en avait à peine parlé la fois précédente car l’intérêt du même parti gouvernemental consistait à n’en pas parler. Cela donne une idée de la rigueur des commentaires politiques qui ne sont le plus souvent qu’une autre manière de faire de la politique.

Il est cependant clair que la principale affaire du commentaire électoral est d’interpréter les suffrages exprimés. En la matière les doxosophes se plaisent à inventer une opinion publique, sorte de personne qui résume l’ensemble des électeurs et à laquelle on prête des volontés, des souhaits, des sentiments qui sont ceux de la psychologie. Peu importe que cela n’ait aucun sens de personnifier les collectifs, les impératifs de l’urgence médiatique et les lacunes de la pensée scientifique continuent de commander les interprétations.

Ces exercices convenus n’ont pas été changés par les sondages. Ceux-ci rompaient pourtant, à leur manière, le secret du vote. Les sondeurs se sont précipités dans cet espace pour demander aux électeurs leurs motivations de vote. Selon le registre du sondage. Pourquoi les électeurs votent-ils ceci ou cela ? Il suffirait de le leur demander. Un exemple : pour les élections régionales de 2010, une question est revenue dans les sondages sur les intentions de vote. Les électeurs sondés choisiraient-ils en fonction de considérations locales ou nationales ? On voit l’intérêt politique de la question puisqu’il s’agissait de savoir s’il fallait tirer du scrutin des conséquences politiques pour le pouvoir central ou n’en tirer que pour les institutions locales, c’est-à-dire tout aussi bien n’en pas tirer du tout. La réponse fut invariablement que le vote procédait surtout d’un choix local. Du moins y eut-il constamment une majorité en ce sens. Un bon point pour le président et le gouvernement qui avaient assuré à l’avance que l’enjeu était régional et non national… dès qu’ils ont compris que la compétition allait mal tourner pour eux. En somme, la réponse des sondés les a confirmés. Même si bien des commentateurs ne se sont pas sentis contraints par cette interprétation qui les aurait largement privés de commentaires en dispersant les enjeux.

Mais peut-on prendre au sérieux la question posée aux sondés ? Une telle alternative est-elle consistante ? Bref, pourquoi le choix ne relèverait-il pas indissociablement des deux raisons ? Bien peu d’électeurs se refusent à choisir entre les deux termes de l’alternative. On sait qu’en la matière, les sondés ne sont pas très rebelles parce qu’ils n’ont pas grand-chose à défendre. D’autre part, faut-il croire que les sondés disent sincèrement ce qu’ils pensent ? Il faudrait qu’ils aient eu le temps ou l’occasion de se faire une conviction sur la question. Pense-t-on sérieusement que beaucoup d’électeurs se demandent en ces termes quelle est leur motivation de vote ? Je vote ainsi pour des raisons nationales ou pour des raisons locales. Pour certains d’entre eux, il a fallu que les enquêteurs interviennent inopinément, par un appel téléphonique, pour poser la question. Enfin, il est si facile de voter pour des raisons régionales dans des élections régionales que cela a des allures de lapalissade : au moins, on ne risque pas de se tromper. Le légitimisme fait bon ménage avec ce bon sens.

Selon le sondage CSA Opinion – Le Parisien Aujourd’hui « de jour du vote » (14 mars 2010), 63 % des sondés disent avoir voté pour des enjeux régionaux. Plus qu’en mars 2004 où ils n’étaient que 50 % à l’avoir dit (et non fait). Un renfort pour la lecture intéressée du déni de la défaite ? L’écart est assurément important et mérite réflexion. Mais que signifie-t-il ? Que les enjeux régionaux ont plus retenu l’attention ou que, attendant peu de l’Etat central, les sondés sont plus nombreux à espérer encore quelque chose des institutions régionales ? Mais ce genre d’interrogation serait fort compliqué, exigerait des procédures plus complexes de connaissance – scientifique par exemple – alors qu’il serait fou de ne pas se fier aux apparences. Les commentateurs peuvent continuer à parler à la place des électeurs.

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