observatoire des sondages

Le monde des sondages selon les sénateurs

mardi 2 novembre 2010

Répondant à l’affaire des sondages de l’Elysée, la commission des lois du Sénat avait confié le 19 octobre 2009 une mission d’information sur les sondages aux sénateurs Hugues Portelli et Jean-Pierre Sueur. L’initiative avait été moins remarquée que la mission d’enquête lancée à l’Assemblée nationale. Celle-ci ayant été sabordée par le refus présidentiel de lui accorder toute compétence sur les sondages de l’Elysée, le rapport des sénateurs en était plus attendu. Un an après, il est publié.

Les sénateurs n’ont pas choisi un simple aménagement de façade mais une refonte profonde de la loi. Ils préconisent en effet un ensemble de mesures radicales à la mesure de l’OpinionGate qui a suscité leur curiosité. En même temps que l’énumération de 15 mesures, le rapport se livre à une critique sévère des mœurs du monde des sondages et de la totale inadéquation de la loi de 1977, modifiée en 2002.

Refonte profonde ? Il suffit de constater que les sénateurs proposent d’instaurer un label « sondages politiques » qui imposerait un contrôle légal à tous les sondages portant sur des questions politiques. Il faut comprendre que le contrôle ne s’exercerait plus seulement sur les sondages ayant un « rapport direct ou indirect avec l’élection » deux mois avant celle-ci mais tout le temps et sans qu’il y ait un rapport quelconque avec l’élection. Les sénateurs prennent ainsi acte de la transformation de la vie politique en campagne électorale permanente. Quand on sait qu’une période de 20 jours avait été instituée en 1881 pour fixer diverses mesures comme l’affichage légal, on est aujourd’hui manifestement loin de cette situation. Les sondages sur les intentions de vote fleurissent dès le lendemain des élections présidentielles. Et combien de cotes de popularité, de confiance et autres baromètres circulent régulièrement dans la presse. Les sénateurs sont spécialement sensibles à l’invocation des sondages dans les débats parlementaires. Comme la presse, qui fut longtemps bannie de toute évocation dans ces débats, les sondages ont forcé l’entrée. Quelques exemples sont cités. Quittes à devoir subir ces invocations du peuple sondé au sein même de l’enceinte parlementaire, on comprend que les députés et sénateurs veuillent des garanties.

Les fiches techniques des sondages devraient être plus complètes et plus accessibles. En réponse aux falsifications relevées par l’OpinionGate, les sénateurs réclament l’obligation d’indiquer à la fois le commanditaire et le payeur si nécessaire. C’est une réponse à la présidente de la commission des sondages qui affirmait qu’il était impossible de connaître le véritable acheteur (Libération, 10 novembre 2009). On se souvient que Le Figaro passait pour le commanditaire et payeur alors que la société Publifact était le commanditaire lui-même payé par l’Elysée. Casse-tête pour les sondeurs, les sondages omnibus devraient comporter aussi la mention pour chaque question publiée. Or ces questions, appelées abusivement « sondages » même quand elles sont uniques, sont généralement offertes gracieusement par les sondeurs aux médias.

Les sénateurs ont abordé sans réticence un sujet qui fâche. Ils n’ont pas « écouté » l’hostilité des sondeurs à la publication des chiffres bruts et donc de leurs opérations dites de redressement. Le sempiternel argument des secrets de fabrication ne les a pas convaincus. Ils y ont répondu avec une parfaite clarté en faisant remarquer que les publications scientifiques donnent nécessairement les données de leur démonstration et qu’en prétendant faire œuvre de science les sondeurs ne peuvent se soustraire à ce principe fondamental. Il est significatif qu’à propos de cette mesure, les sénateurs évoquent cette référence des sondeurs à la cuisine. Et significativement, le journal Le Monde sert à nouveau cet argument éculé d’un sondeur selon lequel « les grands chefs ne donnent pas leurs recettes » (Le Monde, 22 octobre 2010), assurément faux pour la cuisine, sans faire droit à l’argument imparable du principe scientifique de transparence invoqué par les sénateurs.

Dans les normes de contrôle, on ne saurait enfin oublier l’interdiction de toute gratification qui vise aujourd’hui les sondages en ligne. La mesure n’est certainement pas appréciée par tous et surtout par ceux qui faisaient déjà des sondages politiques auprès des internautes. Les autres attendaient que la pratique fût banalisée. A partir du moment où l’on admet que les sondages influent sur les candidatures, comme dans le cadre de primaires dans un parti politique, comment peut-on imaginer que l’argent intervienne, fut-il modéré par l’aspect de jeu ou de loterie ? En optant pour une mesure radicale d’interdiction, les sénateurs se préoccupent de la légitimité des élus. Il vaut ici mieux prendre les devants que subir un jour les effets d’une dérive qui rapproche la pratique des gratifications des petites corruptions des élections du 19e siècle. La raison devrait facilement l’emporter mais l’on sait combien la voix du profit est forte. On sait en effet que la baisse tendancielle du taux de répondants pose des difficultés importantes aux sondeurs. Sans doute cela revient-il à devoir renoncer déjà aux sondages en ligne sur les questions politiques car on peut douter que des internautes répondent sans gratification sauf mobilisation sur certains sujets clivants. La représentativité des échantillons est alors d’autant plus contestable. Par contre les gratifications pourront toujours motiver les internautes pour répondre aux enquêtes de marketing.

Un deuxième titre concerne les opérations électorales. Quoique non fondamentalement liée aux sondages mais à la publication décalée des résultats ou plutôt des simulations à la fermeture des bureaux de vote, la fixation du scrutin le samedi pour la France d’outremer permettrait de voter sans connaître le résultat de la métropole. Enfin, un autre point en suspens concernait l’interdiction de publier des sondages à partir du vendredi minuit comme l’avait institué la loi de 2002 en réduisant le délai d’une semaine adopté en 1977. Depuis lors, les sondeurs ne se plaignaient plus. Les sénateurs ont choisi le statu quo en se ralliant à la vieille tradition du « recueillement républicain », bien antérieur à l’existence des sondages.

Les nouvelles règles plus contraignantes n’auraient guère de sens si elles n’étaient accompagnées d’un contrôle plus contraignant. Le moins que l’on puisse dire est que le rapport est très sévère à l’endroit de la commission des sondages, sans doute sans moyens mais aussi trop « timide ». Une nouvelle commission serait donc profondément remaniée dans son statut, sa composition et ses pouvoirs. La nouvelle commission recevrait le statut d’autorité administrative indépendante (AAI) qui lui garantirait son indépendance politique et son autonomie financière. La composition serait sensiblement modifiée : si les magistrats resteraient majoritaires pour tenir compte des aspects juridictionnels, les spécialistes des sondages seraient mieux représentés. La loi de 2002 en avait timidement introduit 2 aux côtés des 9 magistrats : un juriste, comme s’il en manquait, et un seul véritable expert en sondages. Ce dernier doit être principe non lié depuis 2 ans au travail des instituts mais en réalité si l’on observe les noms, les experts successifs sont très proches des professionnels des sondages. Le premier fut même un sondeur. C’est dire qu’il n’y avait rien qui puisse contrarier les sondeurs et que les sénateurs ont bien considéré qu’une raison majeure de l’échec de la commission était le défaut de compétence technique de la commission. Aussi, l’entrée de 5 spécialistes des sondages et leur nomination par des instances académiques garantiraient la compétence et la liberté de ces spécialistes choisis parmi les universitaires et chercheurs statisticiens et politistes.

Le Sénat choisit donc un renforcement du contrôle étatique plutôt qu’une solution qui a pu être proposée avec ironie dans la presse : laisser faire le marché des sondages sans aucune espèce de régulation. On nous a pris au sérieux. Nous voulions seulement dire que la loi du marché permettrait l’instauration d’une loi de la jungle. On imagine en effet la multiplication des push polls et les pratiques de paiement des sondés qu’aucune instance de régulation professionnelle ne pourrait contrer. L’exemple de la sortie d’OpinionWay de Syntec en était déjà un avant-goût. Il n’est pourtant pas facile d’instaurer un contrôle légal en risquant deux travers : celui d’instituer une censure sur les sondages et celui de les instituer en vérités officielles. Il était encore plus difficile de laisser les choses en l’état. Si la proposition des sénateurs de transformer la commission des sondages en autorité administrative indépendante est adoptée par la loi, beaucoup de choses se joueront dans les premiers pas de cette autorité. Par exemple, une pédagogie des sondages doit entretenir une certaine distance critique à l’égard des chiffres. Autrement dit, un tel contrôle devrait contrebalancer son propre pouvoir d’officialisation.

Cela nous permet sans doute de marquer une critique à l’égard du rapport qui nous a semblé excessivement positiviste en accordant beaucoup trop de confiance à l’exactitude statistique. Or, on peut mesurer très exactement des choses inexactes. En matière d’opinion, la collecte mélange des opinions sur des choses différentes quand une question comprend comme souvent une certaine polysémie, quand les opinions ont des degrés de réalité ou de consistance très différents et mélangent ainsi des préférences fortes et d’autres quasi inexistantes. On remarque aussi que le contrôle des sondages est prévu par la soumission des sondeurs à verser les pièces du contrôle à la future commission. Il nous semble qu’un contrôle devrait comprendre aussi un travail de veille, et d’abord l’inscrire dans le texte, par lequel la commission pourrait s’emparer de toute question.

Il n’est pas besoin d’être grand clerc pour deviner que le rapport sénatorial déplaît fortement aux sondeurs. Ils ont pourtant été beaucoup entendus puisque pas moins de 16 d’entre eux ont été auditionnés, sans omettre des experts qui leur sont proches (plus d’une dizaine). Manifestement, ils n’ont pas convaincu. La commission des lois a pourtant semblé croire le flot des satisfecit que les sondeurs se sont décernés sur la qualité croissante de leur travail. Mais ce n’était pas l’essentiel. En un temps lointain, les sondeurs avaient dénoncé la « loi scélérate » du 19 juillet 1977 sans voir qu’elle leur offrait une caution d’Etat. Il fallait leur faire confiance. A ce compte, on devrait supprimer tous les contrôles existants. L’OpinionGate a pourtant démontré les dérives de la profession. Du coup, la commission des lois du Sénat s’en prend à quelques dogmes du métier tels que les sondeurs français les conçoivent. Contrairement à leurs collègues d’autres pays. Or, les sondeurs sont puissants et ont déjà entrepris de bloquer toute réforme. Ils bénéficient de l’oreille de beaucoup de journalistes et surtout de celles de dirigeants politiques. Comment le président de la République peut-il accepter l’instauration de règles contraignantes alors que l’OpinionGate a suffisamment montré l’usage qu’il faisait des règles systématiquement violées ? En toute logique, l’exécutif devrait freiner toute réforme et au moins l’empêcher avant l’élection présidentielle de 2012. Ensuite, c’est une autre affaire pour d’autres dirigeants. On ne peut cependant exclure absolument une bonne surprise. Avec un certain réalisme.

Une proposition de loi devrait donc être votée par l’Assemblée pour remplacer la vieille loi du 19 juillet 1977 modifiée par celle de 2002. Mais est-on sûr qu’il y ait aujourd’hui encore une loi sur les sondages ? Sinon une loi en déshérence. L’OpinionGate a prouvé combien elle était bafouée. Sans sanction. Et il s’avère qu’il n’y a dorénavant plus personne pour contrôler. La commission des sondages n’a rien publié depuis les élections européennes de mai 2009. Une recommandation avant le scrutin. Ensuite, rien sur le contrôle de cette élection. Rien non plus sur les élections régionales de 2010. Les sondeurs ont enfin obtenu gain de cause par abandon du contrôleur. La table est déjà rase pour une réforme des sondages.

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