observatoire des sondages

Le président politologue

mardi 15 décembre 2009

Un président de la République a des compétences fort étendues. Certains assurent que c’est un effet de la fonction ; d’autres mettent plutôt en cause la personnalité du titulaire. Quoi qu’il en soit, M. Nicolas Sarkozy vient de revendiquer implicitement celle de politologue. Il est vrai que le titre, non déposé, a attiré tant d’impétrants que les spécialistes de science politique ne le revendiquent plus. Tels les indiens chassés de leurs terres, ils ont pris d’autres noms avant que peut-être on les leur enlève aussi. Ainsi en va-t-il de mots comme des biens publics, ils changent de mains. Il est vrai aussi qu’il n’en est pas de plus prestigieuses que celles du Président de la République. Une conférence de presse [1] a été l’occasion de cette revendication lancée dans un duo étonnant entre le Président et Laurent Joffrin, directeur de Libération. A la question fort aimable du journaliste, la réponse présidentielle fut politologique. L’ensemble mérite d’être retranscrit in extenso : il est court mais il laisse perplexe.

- Laurent Joffrin : Monsieur le président bonjour.

- Nicolas Sarkozy : Bonjour.

- Laurent Joffrin : ma question porte sur la politique économique… pas sur la monarchie, et le…les résultats de l’économie française sont plutôt meilleurs que ceux des économies voisines, il serait injuste de dire je suppose que le gouvernement n’y est pour rien, donc il y a des résultats plutôt meilleurs. La question est la suivante c’est que…

- Nicolas Sarkozy : je commence bien ma semaine monsieur Joffrin.

- L.J. : Je suis venu…. pour vous réconforter…

- N.S. : J’attends la suite, compte tenu…

- L.J. : Attendez la suite…

- N.S. : compte tenu de ce que vous venez de dire, vous...

- L.J. : vous vous attendez au pire…

- N.S. : Allez, libérez-vous, parce que franchement là c’est…

- L.J. : Non mais on essaye de s’attacher aux faits, même quand ils vous sont favorables.

- N.S. : C’est pas trop douloureux docteur ?

- L.J. : non ça va… non merci. La question c’est que quand on interroge l’opinion par sondages, des élections y en a eu et y’en aura, pour l’instant par sondage, la perception n’est pas la même, c’est à dire qu’on a fait un sondage ce matin, Viavoice-Libération…. à 57% l’opinion juge votre bilan négatif, c’est un fait, celui là vous est défavorable, mais c’est un fait aussi. Est-ce qu’on peut expliquer ce décalage, est-ce que vous pouvez expliquer ce décalage ? Et j’ai lu dans le Parisien que les dépenses de l’Elysée étaient importantes. Question : est-ce qu’elles sont vraiment bien employées ?

- N.S. : C’est… c’est vraiment une question économique hein !

- L.J. : Absolument.

- N.S. : On est vraiment au cœur de la stratégie économique…D’abord merci, merci de reconnaître que la France s’en sort mieux économiquement que les autres mais déjà vous comprenez monsieur Joffrin que quand vous dites ça vous…C’est énorme…parce que quel est le problème d’un président de la République si ce n’est de mieux protéger son pays dans la crise que les autres dirigeants… déjà arriver à ça. Vous me dites y a un problème de perception et je le comprends, mais je le comprends, parce que les gens ils voient les statistiques, ils voient les agrégats magro-économiques, mais dans leur vie de tous les jours, ils souffrent, et celui qui est au chômage qu’est-ce que ça peut lui faire qu’on dise « Ah mais vous savez c’est pire ailleurs », donc la perception, mais c’est tout à fait naturel monsieur Joffrin et je suis sûr que vous n’aviez même pas besoin de ma réponse pour comprendre ça, observateur attentif et aiguisé comme vous l’êtes. Bien sûr…mais… enfin… puis-je vous suggérer une question pour une prochaine étude, vous auriez dû demander : « et s’il y avait quelqu’un d’autre à sa place est-ce qu’il aurait mieux fait », ça aurait complété votre étude.

L’échange [2] est si convenu qu’il semble presque avoir été répété. On espère qu’il l’était complètement et qu’il y avait une contrepartie pour le directeur du journal d’opposition. On ne discutera pas le lien de causalité présumé entre les résultats économiques (moins pires qu’ailleurs) et l’action du gouvernement (forcément responsable), qu’aucun économiste n’entérinerait aussi rapidement, on ne discutera pas la croyance naïve dans les sondages dont Libération fait un usage publicitaire, comme cela apparaît bien en cette occasion, on ne discutera même pas la remarque ultime sur l’importance des dépenses de l’Elysée en matière de communication que le directeur de Libération a retenue d’une lecture du Parisien et cette interrogation énigmatique : « est-ce qu’elles sont vraiment bien employées ? ». Faut-il comprendre que ces dépenses ne se justifient pas si les sondages sont défavorables ? Mauvaise communication en somme.++++

Le Président de la République, aux anges - on le comprend - devant le compliment en fait d’ailleurs trop. Il l’avoue : « C’est énorme ». Plus inhabituelle est son explication politologique. Le décalage entre les résultats et les perceptions négatives de l’action économique ? On ne peut demander aux gens qui souffrent d’apprécier les statistiques positives. Ou moins mauvaises qu’ailleurs. Un politologue est passé par là. Mais comme toujours avec les mauvais élèves, même quand ils ont bien écouté la leçon, quelque chose cloche à l’arrivée. M. Giacometti, ou un autre politologue de l’Elysée, était-il enrhumé ? Il fallait dire agrégats macro-économiques et non « magro-économiques ». L’explication n’est d’ailleurs pas fausse dans son esprit sauf à mentionner qu’il n’y a pas 57% de chômeurs.

Enfin, M. Nicolas Sarkozy achève de prendre l’habit du politologue en suggérant une question de sondage. N’est-ce pas cela aujourd’hui que d’être politologue. Y réussit-il ?

Q : « et s’il y avait quelqu’un d’autre à sa place est-ce qu’il aurait mieux fait » ?

On reconnaît ici une figure, obsédante à force d’être répétée, de la rhétorique sarkozienne : il n’y a pas d’alternative ou encore il n’y a personne en face. Quand une question colle si bien à une formule politiquement située du débat politique, elle ne peut être simplement transposée en question de sondage. En outre, celle-ci souffre d’un défaut méthodologique élémentaire du questionnement des enquêtes : elle n’offre pas d’alternative symétrique. Autrement dit, on ne peut offrir le choix entre un Nicolas Sarkozy, bien réel, au grand dam de beaucoup, et un « autre », par nature indéfini. En clair : la question est biaisée.


[1Palais de l’Elysée 14 décembre 2009.

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