observatoire des sondages

Les sondages ne représentent pas la réalité sociale

vendredi 9 novembre 2012, par Tomas Ariztia

Face à la récente débâcle des sondages au Chili, l’explication fournie par les entreprises de sondage est presque devenue un lieu commun : il ne s’agirait que d’un problème de "calibrage". Selon les "experts" en sondages, les instruments existants n’étaient pas adaptés à la nouvelle réalité du vote volontaire (non obligatoire) [1], un problème technico-méthodologique donc, totalement remédiable dans la perspective des prochaines élections (présidentielles et législatives) de 2013. Or, la différence entre la réalité du vote et la réalité des sondages s’inscrit dans un phénomène beaucoup plus profond : au Chili, ce qui prévaut avant tout c’est le déficit chronique de réflexion (et de compréhension) sur la nature des sondages d’opinion, coïncidant avec une démocratisation croissante de leurs usages. Le temps où les sondages constituaient des entreprises méthodologiques de grande envergure semble révolu. Aujourd’hui, il suffit de posséder un compte sur le réseau twitter (ou d’être propriétaire d’un journal) pour diffuser des "sondages". Une réflexion sérieuse sur les fondements, possibilités et limites des sondages d’opinion est urgente, compte tenu de leur centralité croissante en tant que véhicules de production et de mobilisation de l’ "opinion publique" et de leur fonction de structuration du dialogue démocratique.

Il est facile d’imaginer et de se convaincre que les sondages nous fournissent une photographie de la société et des humains. Les sondages facilitent le travail des institutions, des hommes politiques et des experts. Or, les sondages reposent sur la prémisse que le social (qu’il s’agisse des opinions, attitudes, préférences, usages, etc.) est connaissable et mesurable avec une certaine fiabilité, et que l’on peut même établir des pronostics. Ainsi, grâce aux sondages on pourrait connaître, avec une marge d’erreur plus ou moins importante, les principaux traits des votants, des consommateurs, des bénéficiaires de politiques, ou plus généralement d’un public. Et pourtant, pour la sociologie de la connaissance cette prémisse est loin d’être une évidence. Les sondages, surtout les enquêtes d’opinion, ne nous fournissent pas un reflet de la réalité sociale ou politique : les sondages ne sont pas une image de quelque chose du type "société" ou "opinion publique" que nous pouvons "mesurer", car les sondages produisent, en fait, un type particulier de relation sociale. Les sondages sont les vecteurs à partir desquels est produite une version particulière de l’opinion publique. Autrement dit, avant d’être des dispositifs de représentation, les sondages sont des instruments de production de la réalité.

Dans le cas des sondages politiques, le type de réalité sociale qui est mobilisé possède des caractéristiques très spécifiques : il s’agit d’opinions individuelles que l’on présume antérieures aux questions des sondages et dont les enquêteurs (en toute bonne foi) présument aussi qu’elles se retrouveront comme des opinions ou des actions postérieures.

La "version du social" que les sondages mobilisent (celle du sujet qui a une opinion) tend à rendre invisibles beaucoup d’autres aspects du social. Ce n’est pas très différent des examens médicaux, lesquels peuvent seulement fournir un diagnostic et rendre visible une maladie ou certains aspects du corps humain. Rien de plus et rien de moins. Ainsi, personne n’attendrait d’une radiographie une réponse à une anémie ou à une grippe. C’est la même chose avec les sondages : ils sont incapables, par exemple, de rendre compte de la distance ("naturelle") entre discours et pratiques, ou de la relation complexe entre le sujet qui opine et son environnement médiat et immédiat : le quartier, la famille ou la situation concrète à partir de laquelle l’interviewé répond aux questions.

Il ne s’agit pas de présumer que ceux qui répondent aux questions des sondages mentent. Ce n’est pas la bonne ou la mauvaise foi qui est en jeu. Ce qui importe d’un point de vue sociologique, c’est que la situation "artificielle" qui est produite par le sondage (un sujet qui opine et qui est capable d’exprimer son opinion à partir d’alternatives de réponse qu’il devra choisir) n’a pas forcément à voir avec la profondeur des phénomènes sociaux que l’on prétend mesurer.

Les sondages, comme n’importe quel autre instrument de recherche, sont incapables d’aller au-delà de leurs limites, ils ne peuvent donc éclairer des phénomènes qui cadrent mal avec le postulat du "sujet qui opine", et sont incapables de fournir des réponses en dehors du cadre pour lequel les questions ont été définies et formulées. C’est pour toutes ces raisons qu’une bonne partie de la recherche en sociologie – discipline qui a accouché des sondages - se réalise aujourd’hui en combinant différentes techniques afin de faire face aux limites des sondages.

On ne devrait pas conclure à la nécessité de jeter ou d’abandonner les sondages. En tant que dispositifs qui produisent des opinions et qui donnent corps à « l’opinion publique », ils peuvent constituer un instrument pour la démocratie et le débat. Cependant, il faut les concevoir sans jamais oublier ou ignorer leurs limites, et en s’ouvrant à d’autres formes méthodologiques pour rendre compte du social. Les sondages ne représentent pas la réalité sociale : ils constituent seulement un instrument parmi bien d’autres à partir desquels les sciences sociales produisent la réalité.

Tomas Ariztia
Professeur de sociologie, Université Diego Portales (Chili)

[1Le vote n’est plus obligatoire au Chili depuis décembre 2011.

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