Une nouvelle fois, la campagne pour les élections européennes a été l’occasion d’une mise en cause des sondeurs par un dirigeant politique. Monsieur Bayrou a accusé une manipulation par les sondages. Se fondant sur le précédent de 2007, et de la rumeur de la seconde place de Jean-Marie Le Pen afin de pousser au vote en faveur de Ségolène Royal, il a cette fois accusé les sondages sur les intentions de vote de favoriser les listes Europe Ecologie au détriment de celles du Modem. Il a promis des révélations publiques « si la preuve est faite que ce que je dis est vrai ». On sait la suite : les listes de Europe Ecologie ont obtenu quasiment deux fois plus de voix que celles de Monsieur Bayrou. Il n’y aura pas de révélation comme quelques uns s’en frottaient déjà les mains et Monsieur Bayrou a dû aller à Canossa en faisant ses excuses aux sondeurs. Il avait donc tort…
Les résultats électoraux eussent-ils été différents, Monsieur Bayrou eut-il cité des noms, les choses n’eussent pas été différentes. Le statut de la preuve en politique est très étranger à la preuve scientifique. On n’a pas besoin de noms, de dates, de lieux, ni de rencontres avérées entre les uns et les autres, pour savoir que les instituts de sondage passent des marchés avec l’Etat, qu’ils ne sont jamais totalement indépendants de leurs clients (ils seraient bien les seuls), que les sondeurs nouent des relations d’affinité et d’intérêt avec les dirigeants politiques et les journalistes.
Un jour de 2007, après une émission dans les couloirs de Radio France, un(e) candidat(e) répondait à la remarque d’une journaliste sur ses mauvais résultats dans le dernier sondage : « Stéphane (prénom du sondeur), dit-elle, m’a téléphoné ce matin pour me dire « j’aurais pu te donner un demi point de plus ».Etonnement du « petit prof d’université » présent : « Ah bon, vous vous tutoyez ? ». « Oui, nous nous connaissons depuis plus de vingt ans » lui fut-il répondu sur le mode de l’évidence. On passa à autre chose. Un demi point, n’est-ce pas trop peu pour s’en préoccuper ? Pourtant quand il s’agit d’approcher le seuil des 5 % qui conditionne le remboursement des dépenses électorales, les sondages sont importants pour les banquiers qui prêtent l’argent.
Homme du sérail politique, Monsieur Bayrou connaît quelques faits édifiants mais cela ne sert à rien si l’on ne comprend pas le système et si l’on joue ses règles. Au début de sa campagne électorale de 2007, il avait affecté de se moquer des sondages. Et puis ceux-ci avaient révélé une hausse importante des intentions de vote en sa faveur. Il ne put alors s’empêcher de signaler ses « bons sondages ». Exacts s’ils sont bons, faux s’ils sont mauvais, tels sont pour eux les résultats des sondages. Ils ne dupent guère que leurs militants et eux-mêmes. Il est d’autant plus facile pour les sondeurs de balayer les critiques comme les inévitables rituels de campagne électorale. Et dans cette ignorance du système, il est alors facile de se faire piéger.
Par deux fois en un jour, Monsieur Bayrou, prisonnier d’un jeu qu’il ne maîtrise ni intellectuellement ni pratiquement, s’est fait piéger. Sur France Inter le 4 juin 2009, l’animateur de la tranche matinale, Nicolas Demorand, attaquait : « en tout cas François Bayrou, votre campagne semble patiner – dépêche Reuter : Europe Ecologie bondit ; le Modem faiblit, dernier sondage en date publié aujourd’hui par TNS Sofres ». Et Monsieur Bayrou de se lancer dans la critique mal maîtrisée de la manipulation des sondages qui suscite une contre-attaque simpliste sur sa vision complotive. Le soir sur France 2, Monsieur Bayrou est opposé au chef de file des listes Europe Ecologie, Daniel Cohn-Bendit. Comment ont été organisés ces duels ? Sur la foi des sondages qui donnaient les listes des deux leaders au coude à coude. Face-à-face potentiellement conflictuel. Ce fut le cas. Monsieur Bayrou dénonça une nouvelle fois la connivence. Non point celle des sondeurs et des gouvernements mais la connivence entre son interlocuteur et Nicolas Sarkozy. Bien sûr, il avait raison. Les deux hommes se ressemblent, se tutoient et s’apprécient. Dans la représentation politique, il est inadmissible de vendre la mèche. On n’a jamais pardonné à André Tardieu de dénoncer la camaraderie parlementaire. Le déchaînement de violence verbale du professionnel de la politique répondit à l’insupportable agression. Il disait : comment as-tu pu dévoiler notre comédie au public ? Le tutoiement et l’insulte (« minable ») fusèrent comme des crachats. Monsieur Bayrou, ayant appris de quelques séances de communication politique, qu’il ne fallait pas s’énerver, ne releva ni le tutoiement ni les insultes mais répondit par la mise en cause d’un vieil écrit sulfureux de son interlocuteur sur l’éducation sexuelle des enfants. Immédiatement il fut accablé par tous. Non point parce qu’il avait tort mais parce qu’il était l’adversaire de tous. Comment dénoncer les connivences quand il faut y participer pour avoir le droit de jouer ? Monsieur Bayrou sait très bien à quoi s’en tenir sur les journalistes qui organisaient le jeu. Il doit pourtant faire comme s’ils étaient neutres. Encore les liens politiques des journalistes sont-ils moins importants que leurs liens systémiques avec le pouvoir et les sondages. Ces sondages qui leur permettent de dire à un leader politique qu’on veut mettre en difficulté : « en tout cas, François Bayrou, votre campagne semble patiner ».
Et les mauvais résultats électoraux s’avèrent la confirmation d’un fiasco entièrement à la charge de sa victime. Le dispositif médiatique a bien conduit Monsieur Bayrou à la faute mais à une faute dont il fut le complice. Dénoncer les connivences dans un système de connivences dont on fait partie expose toujours aux revers. Même superficielle, cette dénonciation sonne juste aux oreilles de beaucoup de citoyens. Comme sondés, ils s’en font l’écho. Comme électeurs ? Justement, ceux-là ne votaient pas le dimanche 7 juin 2007.
AG