observatoire des sondages

Retour sur les sondages des régionales (II)

mercredi 7 avril 2010, par Nicolas Kaciaf

Dès le lendemain du premier tour des élections régionales, de nombreux professionnels du sondage ont été sollicités pour livrer leur interprétation de l’abstention. C’est notamment le cas du « bon client » Stéphane Rozès. Bien qu’ayant quitté CSA, celui-ci s’est démultiplié dans les médias (20 Minutes, AFP, Libération, France Inter, etc.), en défendant l’idée d’une « abstention – sanction » à l’égard du sarkozysme (20 minutes, 15 mars 2010). Cette hypothèse expliquant le fort taux d’abstention par le comportement stratégique de nombreux « électeurs de droite » semble, à première vue, séduisante, puisqu’elle permettrait également de comprendre les très faibles scores de l’UMP lors de ce scrutin. On s’autorisera toutefois à douter que cette explication suffise à expliquer l’attitude des 53,67 % d’inscrits qui ne se sont pas rendus aux urnes lors du premier tour…

Mais il ne s’agit pas tant ici de discuter de la pertinence des interprétations suggérées par les sondeurs que de se demander ce qui les autorise à se poser en porte-parole des abstentionnistes. À partir de quelles preuves empiriques formulent-ils leurs analyses ? Sans doute à partir des enquêtes confidentielles destinées aux partis et aux institutions. Mais au regard des seuls sondages publiés à l’occasion des régionales, force est de constater la rareté des questions qui se focalisent sur la propension à se rendre aux urnes et, surtout, sur les motivations des abstentionnistes déclarés. Ainsi, parmi les 414 questions figurant dans les sondages publiés à l’occasion des régionales, seules 47 se penchent sur la participation des sondés au scrutin.

Il va de soi que chaque question d’intention de vote est effectivement précédée d’une interrogation sur la probabilité d’aller voter. Pourtant il est assez rare que les rapports d’enquêtes livrent clairement les réponses à cette question préalable et s’avancent de la sorte à prédire le taux d’abstention. Sur 117 tableaux d’intentions de vote, seuls 38 sont effectivement accompagnés d’estimations du taux d’abstention (N=17) ou d’indications sur la proportion de sondés qui se disent « certains » d’aller voter (N=21) [1]. Quant aux 79 autres tableaux d’intentions de vote, ils fournissent au mieux le pourcentage de ceux qui n’ont exprimé « aucune » intention de vote, ce qui ne permet aucunement d’en inférer le taux d’abstention.

Tableau n°1. Prédictions du taux d’abstention aux régionales

1er tour
2e tour
Estimation nationale - IFOP (18 et 19 février)
- CSA (13-14 janvier)
- CSA (10-11 février)
- CSA (24-25 février)
- CSA (2-3 mars)
- CSA (10-11 mars)
- Opinionway (11-12 mars)
- CSA (17-18 mars)
Estimation spécifique à une région - CSA (Ile de France/10-11 février)
- CSA (Alsace/23-24 février)
- CSA (Centre/24-25 février)
- CSA (Ile de France / 10-11 février)
- CSA (Alsace/23-24 février)
- CSA (Centre/24-25 février)
- CSA (Alsace/15-16 mars)
- IFOP (Ile de France/16-17 mars)
- IFOP (Languedoc/16-17 mars)

Différentes hypothèses peuvent expliquer ce désintérêt des entreprises de sondage pour l’une des problématiques majeures des récentes élections : craintes du « ratage » (qui s’est effectivement produit pour les différentes anticipations), conscience de la possible coïncidence entre les abstentionnistes et les non-répondants aux enquêtes (ce qui ôterait aux sondeurs la possibilité de parler au nom des abstentionnistes) ou encore risque que la divulgation de cette proportion ne souligne la faiblesse des échantillons d’interviewés qui se disent « certains » aller voter et expriment une intention de vote [2].

Comment peut-on alors prétendre interpréter l’abstention en l’absence de questionnements idoines ? Une première piste consiste à observer la géographie de l’abstention à l’échelle des communes ou, mieux, des bureaux de vote. Cette comparaison peut permettre d’identifier les spécificités des territoires les plus abstentionnistes, puis d’en dégager, par inférence, certains traits sociologiques, enfin d’en tirer (ou non) des conclusions « politiques ». Cette procédure est toutefois risquée : à moins de mener un travail de longue haleine, comment connaître avec exactitude le profil social (sans parler des raisons) de ceux qui s’abstiennent dans chaque territoire ?

Les sondages réalisés le jour du vote offrent, quant à eux, des informations plus précises. D’abord, le nombre d’interviewés est généralement beaucoup plus important que dans les enquêtes standards [3]. Ensuite, ces sondages questionnent les inscrits, non plus sur leur propension à aller voter, mais sur leur pratique effective. En croisant les réponses à la question de la participation ou non au scrutin avec les autres éléments du questionnaire, il est alors possible de mieux identifier les propriétés sociales des abstentionnistes ainsi que leur rapport déclaré à la politique (intérêt, proximité partisane, « itinéraires de vote », etc.). Enfin, ces enquêtes peuvent inviter directement les abstentionnistes à expliquer les raisons de leur retrait. Cette interrogation peut s’apparenter à une forme d’imposition de problématique : après tout, il est rare que l’on aille interroger les votants pour savoir pourquoi ils se sont déplacés aux urnes au lieu de rester tranquillement chez eux !

Mais, tandis que les professionnels de la parole publique (acteurs politiques, journalistes, intellectuels médiatiques, etc.) confrontaient leurs points de vue sur les « causes » de l’abstention, seuls deux entreprises ont explicitement posé la question dans leurs enquêtes. Absents des sondages pré-électoraux, les abstentionnistes n’ont donc pas été davantage présents dans les sondages post-électoraux. Pour information, voici les deux listes de modalités qui étaient soumises à leur sagacité selon qu’ils étaient interrogés par un enquêteur d’Opinionway ou de CSA… Aucun de ces items ne fait explicitement référence à une volonté de sanctionner l’actuel président.

Opinionway

Sondage « Jour du vote »

14 mars 2010

CSA

Sondage « Jour du vote »

14 mars 2010

Q : Pourquoi n’avez-vous pas voté aujourd’hui ?
Q : Pour quelles raisons n’avez-vous pas voté à l’occasion de ce premier tour des élections régionales ?
(Plusieurs réponses possibles)



- Vous n’avez pas été intéressé(e) par la campagne électorale

- Vous pensez que votre vote ne changera rien

- Aucune liste ne correspond à vos attentes

- La politique ne vous intéresse pas

- Vous ne vous sentez pas concerné(e) par les élections régionales

- Vous ne savez pas quels sont les pouvoirs de votre région

- Vous ne saviez pas qu’il y avait des élections régionales aujourd’hui

- Pour une autre raison

(Trois réponses possibles)



- Parce que cela ne changera pas grand chose à ma vie quotidienne

- Parce que c’est une manière d’exprimer mon mécontentement sur la manière dont vont les choses en France

- Parce que je ne m’intéresse pas à la politique

- Parce que cela n’aura pas d’impact sur la situation en France

- Parce que cela n’aura pas d’impact sur la situation dans ma Région

- Parce que je n’étais pas suffisamment informé sur les enjeux de ces élections

- Parce que je ne savais pas quoi voter

- Parce que je ne m’intéresse pas aux questions régionales

Difficile à partir de ces seules informations d’étayer solidement l’hypothèse d’une « abstention sanction » à l’égard du président, de son gouvernement ou de sa politique. Après tout, quelle importance ? Puisque les abstentionnistes ne parlent pas, ils ne vont pas non plus se plaindre qu’on parle pour eux !

(à suivre)

Nicolas Faitak

[1A noter que sur ces 21 questions publiées sur la propension à aller voter, 16 se contentent d’indiquer la proportion de sondés « certains », sans détailler les réponses aux autres modalités proposées.

[2Pour ne prendre qu’un exemple, le sondage Opinionway/Le Figaro–LCIRTL sur le second tour des élections en Alsace (16-17 mars) porte sur 800 interviewés. Seuls 45 % (soit 360) se disent certains d’aller voter. Parmi ces derniers, 24 % n’expriment pas d’intentions de vote (soit 86 personnes). Les résultats ne sont donc établis qu’à partir d’un échantillon (peut-on encore parler d’échantillon ?) de 274 inscrits.

[3Lors du premier tour, les deux entreprises ayant publié des sondages « jour du vote » (Opinionway et CSA) ont interrogé respectivement 9342 et 2026 personnes.

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