observatoire des sondages

Un moment d’énervement : OpinionGate (2)

jeudi 24 septembre 2009

Les révélations de la Cour des Comptes sur les relations nouées entre la présidence et les sondeurs ont provoqué trois types de réactions : les uns se sont tus ; les autres ont bafouillé, d’autres se sont fâchés. Le directeur de Publifact s’est retranché derrière une obligation de confidentialité. Les hommes du président ont donné des explications piteuses comme la liberté des sondeurs de vendre plusieurs fois un même produit (Claude Guéant) ou l’impossibilité de la transparence (Frédéric Lefebvre), tous deux évoquant l’incompétence des accusateurs ; par contre OpinionWay a vu rouge. Il était inconfortable d’être le seul sondeur nommé dans le rapport de la Cour des Comptes. Dans un premier temps, le sondeur faisait savoir qu’il avait demandé des éclaircissements au Président de la Cour des Comptes et se plaignait des agissements de certains collègues. Tout milieu professionnel tend à se préserver des regards extérieurs en pratiquant la loi du silence. Les sondeurs y recourent volontiers. Quitte à s’allier entre ennemis intimes. Cette fois, le barrage s’est rompu. Quelques jours plus tard, OpinionWay lançait une violente charge contre ses confrères (Le Monde, 31 juillet 2009). Les accusations étaient si inhabituelles qu’il faut bien se demander comment cette grosse colère est née.

Grosse colère

Violente, la lettre d’Opinionway ? Rappelons en les termes : il n’y aurait rien qu’une polémique médiatique menée par des journalistes maniant la désinformation et la diffamation, un « emballement sans fondement » qui a de quoi « faire sourire les publics avertis » et souligné « la misère du journalisme d’investigation ». Les dirigeants d’OpinionWay donnaient quelques explications factuelles, les documents probablement égarés, les sommes perçues, si faibles que les reproches en étaient ridicules et des interrogations demeurées sans réponse : pourquoi sommes-nous les seuls cités ? Mais assuraient-ils, tout s’était emballé à cause des confrères et concurrents. Ces derniers avaient alimenté la campagne politique dont OpinionWay était la victime. Or, ils n’avaient aucune leçon à donner, eux qui avaient émargé à des finances occultes. Ils étaient seulement jaloux des réussites d’OpinionWay, plus dynamique avec ses méthodes et ses performances : « OpinionWay les dérange… ». Par « haine » et « stupidité », les confrères mettaient en danger toute la profession, donc eux-mêmes. « Un dernier mot » en forme d’avertissement : la ligne jaune de la diffamation a été franchie, aussi les médias et les confrères devaient savoir que les « conseils » d’OpinionWay avaient été saisis pour entamer des actions en justice.++++

Les menaces n’étaient pas que des mots sans conséquence. OpinionWay a exigé des droits de réponse dans les journaux ayant évoqué l’affaire avec un ton comminatoire, ce qui constituait déjà une mise en garde pour les évocations futures. L’intimidation juridique est un moyen de plus en plus employé dans les rapports économiques et politiques. Cette juridicisation des conflits contribue paradoxalement à une montée en violence. La simple menace est souvent dissuasive. Les premiers grands gagnants en sont les cabinets d’avocats significativement évoqués par OpinionWay.

Insultes et menaces, ce n’est pas l’ordinaire des relations professionnelles, du moins en public. Même si chacun en sait la violence cachée. Or, l’attaque d’OpinionWay avait été trop rude pour demeurer sans réponses. Qui allait les prendre en charge ? La plupart des sondeurs furent un peu interloqués et surtout soucieux de discrétion. Les réponses vinrent donc de ceux qui se sentaient plus particulièrement concernés. Le directeur de TNS Sofres se fâchait avec un titre plus vif que le contenu de sa réponse : « Si je me reconnaissais dans ce portrait des sondeurs, je choisirais un autre métier… » (Le Monde, 5 août 2009). La critique d’OpinionWay prenait en effet moins de place que la défense du métier et surtout de sa propre entreprise, qui utilisait depuis longtemps les sondages en ligne et n’avait donc pas de leçons d’innovation à recevoir. Or, les dirigeants d’OpinionWay venaient de se vanter d’avoir mieux réussi les simulations de l’élection européenne de juin. Ce coup d’essai sur TF1, présenté comme un coup de maître par ses auteurs, agaçait souverainement le concurrent. C’était en effet TNS Sofres qui officiait sur cette chaine avant de « passer » sur France 2 où opérait auparavant Ipsos. Il revenait d’ailleurs au coprésident d’Ipsos de jouer le vieux sage (qui-en-a-vu-d’autres) en appelant au calme (Le Monde, 5 août 2009). Non sans quelque condescendance à l’égard d’un sondeur « junior » renvoyé à sa jeunesse et à la modestie de son chiffre d’affaires. Il s’agissait aussi de célébrer son propre institut. Derrière le ton supérieur, le message n’était pas si conflictuel puisque le jeune concurrent était invité à cesser la polémique : il n’y avait qu’un problème de « factures, pas de méthode ». Le vieux sondeur n’avait pas été attaqué mais ne pouvait sans doute s’imaginer qu’on ne lui demande pas son avis. Dans un cas comme dans l’autre, la polémique a donc opposé des arguments marchands.

Comment est-on monté si haut ?

On ne se livre pas à un tel déballage par accident. Une vieille querelle couvait, que venaient d’illustrer deux épisodes récents : le retrait d’OpinionWay, en février 2009, du syndicat professionnel Syntec et le contrat décroché par ce sondeur pour couvrir les soirées électorales sur TF1. Dans ce contexte, nul étonnement à ce que les révélations de la Cour des Comptes exacerbent le conflit. Il suffisait de souffler encore un peu sur le feu. Le rapide rappel aux exigences de transparence du Syntec était fort mal reçu par les dirigeants d’OpinionWay. La presse déclencha l’incendie. Qu’elle interroge les dirigeants d’OpinionWay n’avait rien que de très normal et s’il fallait s’étonner d’une anomalie, ce serait plutôt qu’elle ne le fasse pas plus. Du moins cette réflexion est souvent faite. Et si ceux qui sont soumis à la curiosité journalistique lui opposent leur assurance devant un « non événement », il n’est pas si fréquent qu’elle soit assortie d’un mépris aussi catégorique pour « la misère du journalisme d’investigation ». Que s’est-il passé pour déclencher pareille fureur ?

Il faut se rappeler la propension des sondeurs à revendiquer l’exclusivité de la compétence en matière de sondages. Dans ce genre d’activité qui se pique de science, on supporte particulièrement mal la critique. Or cette fois-ci, des journalistes posaient les questions habituelles sur OpinionWay avec l’insistance permise par le rapport de la Cour des Comptes. Ils obtinrent, bien sûr, les dénégations habituelles agrémentées de quelques leçons de compétence. En principe, les journalistes n’invoquent pas trop précisément leurs sources pour obtenir des explications ou informations. Ils ont été cette fois moins discrets qu’à l’habitude car il leur fallait se prévaloir d’une compétence au moins équivalente pour obtenir des réponses. Autrement dit, il était manifeste que ces journalistes étaient informés par leurs concurrents. Fort discrets quand ils étaient interrogés sur leurs propres liens avec la présidence, ces concurrents ne pouvaient pas critiquer publiquement OpinionWay. En secret, il en allait différemment. C’est le processus des fuites à la source des scandales politiques et de leurs développements : ce sont des initiés qui informent les médias.++++

Or, après la brève et violente charge contre les journalistes, c’est à leurs confrères que les dirigeants d’OpinionWay destinaient l’essentiel de leur vindicte. Depuis longtemps, le secteur des sondages est hautement concurrentiel puisque les sondeurs se disputent les contrats mais s’affrontent également en public lors des élections. On sait que cet exercice, important dans la genèse et le succès des sondages, non rentables financièrement, est une vitrine pour les entreprises de sondages et sert à exhiber leurs performances en matière d’intentions de vote et d’estimations. Chacune signale ensuite la qualité de ses résultats et, par la force des choses, suggère que la concurrence n’a pas été aussi bonne. Quand un sondeur ne peut contester des pratiques douteuses, il s’empresse de rétorquer que cela ne se fait pas dans son entreprise… ajoutant qu’il ne peut évidemment jurer pour les autres. Les coups bas sont forcément monnaie courante. En toute confidentialité bien sûr. Cette fois, les digues n’ont pas suffit.

Crise dans la profession

Un autre acteur ne s’est pas contenté de rappeler les règles de bienséance. Le syndicat professionnel était accusé à mots couverts par OpinionWay dans des considérations générales sur le « noble métier de politique », sur le « fossé qui sépare les sondeurs de leurs mandants ». La deuxième intervention du syndicat se terminait par un soutien implicite à une initiative parlementaire de commission d’enquête (Le Monde, 8 août 2009). Déposée le 23 juillet 2009 par des parlementaires, la résolution (n° 1886) demandait « la création d’une commission d’enquête sur les études commandées et financées par la Présidence de la République » dont on voit mal comment elle pourrait s’arrêter à cette dimension et ne pas s’intéresser au grand désordre de l’économie des sondages.

Jusqu’alors, la profession était plutôt rétive à l’immixtion politique au nom de l’indépendance et de la liberté de commerce. Elle a souvent critiqué la loi de juillet 1977. Il est significatif que l’OpinionGate ait pu l’amener à accepter et à quasiment demander une commission d’enquête. Que se passe-t-il ? L’affaire a dévoilé les relations délétères qui montaient au sein de la profession. Elles sont le résultat du discrédit profond du métier de sondeur. Plus généralement, ce discrédit touche tout le marketing, vu par le grand public à travers l’activité fortement médiatisée du sondage d’opinion. Le rapport de la Cour des Comptes a donc mis le doigt sur le point douloureux d’une profession où l’on est constamment et de plus en plus suspecté de manipulation. Impossible de nier les évidences dévoilées par une institution d’Etat austère et peu suspecte de manier la provocation ou le scandale. Or, les spécialistes de marketing ne se vivent pas comme des manipulateurs mais comme des professionnels. Beaucoup d’entre eux sont jeunes, issus de formation professionnelle supérieure et travaillent dans d’autres entreprises que les quelques majors qui monopolisent les études d’opinion et la notoriété afférente.

En créant une procédure de déclaration préalable d’instituts qui, faisant des études d’opinion, doivent soumettre leurs sondages au contrôle (même fictif) de la commission des sondages, la loi de 1977 a conforté des entreprises dominantes. Ces dernières ont beau se plaindre des polémiques sur ce seul secteur d’activités qui contribue si peu à leur chiffre d’affaire, disent-elles avec condescendance, elles tiennent beaucoup à s’illustrer sur le marché des études d’opinion. Ce sont les sondeurs qui prennent volontiers la parole et auxquels les médias la donnent si facilement. Le syndicat professionnel, en appelant à la transparence, contrairement à ces oligopoles, représentait surtout les petites entreprises de marketing nettement plus nombreuses : environ 300 pour une demi douzaine de ces « instituts de sondages » dominants.++++
Or, ces entreprises ressentent le discrédit non seulement comme tous les sondeurs pris à parti, dans les soirées en ville, mais dans l’exercice même de leur métier. Il est de plus en plus difficile de trouver des sondés.

« Un petit sondage », nul ne peut ignorer cette demande en forme d’imploration qui annonce la sollicitation au téléphone ou dans la rue. Cela provoque fréquemment les insultes des personnes sollicitées. De plus en plus rarement leur sympathie et leur concours. Ce n’est donc pas un hasard si le scandale est venu par une entreprise qui a manifestement bousculé la profession en prenant résolument acte de la « baisse tendancielle du taux de réponse » et en abandonnant toute timidité dans ses relations avec le pouvoir. L’OpinionGate confirmait la crainte de la plus grande partie des professionnels pour lesquels cette entreprise les discrédite tous en donnant raison aux critiques de la profession, depuis les observateurs scientifiques jusqu’aux amis les plus intimes en passant par les forums sur internet. En somme, la situation était doublement coûteuse, psychologiquement et financièrement. Au pire moment, car pour cause de crise économique, les entreprises rognent sur leurs dépenses et donc avant tout sur leurs dépenses de marketing.

Le conflit n’a pas seulement révélé les dissensions au sein du monde des études de marché ; il a aussi abordé les territoires dangereux des secrets. Dans ces moments d’énervement, on livre plus qu’on ne voudrait. En ne disant pas assez (la censure) ou en disant trop (les secrets). La fureur l’a même emporté sur l’intérêt et la logique quand les dirigeants d’OpinionWay ont accusé d’agissements illégaux leurs confrères qui, « contraints d’émarger, il n’y a pas si longtemps, au système des fonds secrets de l’Elysée – autrement dit leurs études étaient payées en liquide de la main à la main – n’en ont pas moins soufflé aux médias ou à certains politiques l’hypothèse malveillante de fausses factures ». Une délation publique est rare. Significative de la crise, elle surprend aussi par sa fonction de boomerang : cette « hypothèse » n’est pas malveillante si les financements illicites ont existé et que ceux qui l’ont soufflé sont assez bien informés pour en avoir profité.

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