observatoire des sondages

Verdures et pastourelles

mercredi 19 mai 2010

« verdures et pastourelles » (Retz, p. 363) [1]

Les plaintes en diffamation publique et autres mesures répressives se multiplient contre les chercheurs. On aurait pu croire que tous les sujets étaient ouverts à l’enquête. A condition de ne pas déranger, faut-il ajouter. Comme en d’autres matières, il est donc des sujets sensibles. Ils ne sont pas protégés par des mesures légales mais par des prétextes légaux qui ne trompent que ceux qui veulent l’être.

Les sujets ne sont « sensibles » que par la façon de les aborder. Pas de problème s’il s’agit de dire des choses agréables ou utiles comme de faire la louange des puissants ou servir leurs intérêts. Quelques uns s’en chargent qui n’iront jamais devant un tribunal. Pas de problème s’il s’agit de célébrer l’harmonie naturelle du marché. Beaucoup de spécialistes semblent payés pour le faire et ils ne risquent pas non plus de procès. Les uns et les autres ne risquent que de se tromper mais cela est si vite oublié. Il reste une autre voie pour ne pas déranger qui n’interdit pas les sujets sensibles mais les vide de toute tension. La voie de la suprême théorie, comme C.W. Mills le disait à propos de Talcott Parsons, en est une modalité. Et il y a surtout les sujets anodins où il faut vraiment faire des efforts pour être dérangeant même si on le peut toujours comme quelques uns l’ont montré. Les puissants préfèrent les laudateurs mais ils excusent volontiers ces « idiots utiles » qui ne fâchent personne et semblent si éloignés de la vie réelle. Ils les invitent même dans les séminaires d’entreprise pour insuffler un « supplément d’âme » au commerce. « Verdures et pastourelles », disait le cardinal de Retz. Le genre fait florès. Qu’on les considère avec indulgence comme des rêveurs ou avec méchanceté comme des parasites, les adeptes de la vita contemplativa valent toujours mieux que les gêneurs.

Tout le monde sait qu’il ne faut pas prendre au pied de la lettre les slogans de la rhétorique du management quand ils célèbrent les gens qui dérangent. Venue des pouvoirs politiques et économiques, une liste de sujets sensibles se dessine où l’on ne s’aventure pas sans risque. On croyait les menaces réservées aux régimes autoritaires et on croyait naïvement être dans un oasis de liberté où les Etats garantissent la liberté de recherche. Certes, de temps à autre, une affaire inquiétait mais on faisait confiance aux protections du droit pour imposer justice. Le droit fait-il encore son office, à supposer qu’il l’ait jamais fait complètement, alors que les affaires se multiplient effaçant dangereusement la frontière entre régimes dictatoriaux et régimes démocratiques ?

Un spécialiste de l’islam du CNRS, auteur d’un message électronique inopinément publié, a été traîné en conseil de discipline par le général chargé de la sécurité au CNRS – un poste qu’on ignorait – qui demandait son licenciement. Un professeur de science politique a été assigné en diffamation publique pour avoir publiquement dit ce que tout le monde sait sur les turpitudes des sondages de l’Elysée. Un chef d’escadron a été congédié de la gendarmerie pour avoir écrit, en tant que chercheur associé au CNRS, le mal qu’il pensait de la fusion police-gendarmerie. Une directrice de recherche, spécialiste du Japon, est harcelée par une fondation japonaise d’extrême droite. Un directeur de laboratoire spécialiste des OGM a perdu ses crédits. Une association écologiste a été poursuivie pour avoir publié une étude sur la présence de pesticide dans les raisins commercialisés (cf. Amère victoire). Les plaintes, connues ou non, se multiplient contre les médias pour telle enquête – trop peu nombreuses pour certains mais trop quand elles dérangent - ou telle phrase imprudente. C’est fou comment aujourd’hui, les dirigeants et conseillers, les « importants » disait le philosophe Alain, sont susceptibles croyant leurs intérêts atteints et leur honneur bafoué. Attention, avertissent-ils, je sors mon… avocat. Une aubaine dans ce métier où l’on n’est pas toujours regardant sur la cause.

Pour savoir dorénavant où l’on met les pieds, c’est-à-dire connaître les risques, il faut esquisser une liste comme on dresse une carte géographique pour se guider. Attention, danger :

- Les sondages

- Les finances politiques

- Les revenus des élites

- Le président

- L’islam

- Les raisins de table

- Les paradis fiscaux

- La défense nationale

- Le terrorisme

- La santé publique

- La sécurité routière

- La délinquance

- Les discours du président

- Les vacances du président

- L’inflation législative

- Les lois annoncées qui ne sont jamais adoptées

- La dette

- Les statistiques du chômage

- Les rémunérations des proches du président

- Les nominations des proches du président ou de son épouse

- Les nominations dans les médias

- Etc.

On a de bonnes raisons de s’inquiéter quand on sait que la répression vient souvent après l’intimidation. Cette accumulation désordonnée ressemble moins à la liste de Borges qu’à cette autre qui clôt le film de Costa Gavras, « Z », ou l’on apprend quels sont les sujets interdits avec le putsch des colonels de 1967 :
Les cheveux longs, les mini-jupes

- Sophocle, Tolstoï

- Marc Twain (partiellement)

- Euripide

- Briser les verres à la russe

- Aragon, Trotsky

- Faire grève

- La liberté syndicale

- Lurçat !!???!!

- Eschyle, Aristophane

- Ionesco, Sartre

- Les Beatles, Albee, Pinter

- Ecrire que Socrate était homosexuel

- L’ordre des avocats

- Apprendre le russe

- Apprendre le bulgare

- La liberté de la presse

- L’encyclopédie internationale

- La sociologie, etc.

- Beckett

- Dostoïevski, Tchekhov

- Gorki (et tous les Russes)

- Le Who’s Who

- La musique moderne

- La musique populaire (M. Theodorakis)

- Les mathématiques modernes

- Les mouvements de paix

Ultime consolation : il restera « verdures et pastourelles ».


[1Selon Littré, choses douces et innocentes.

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