observatoire des sondages

A quoi sert la critique ? (Introduction)

samedi 9 février 2013, par Alain Garrigou

Que saurions-nous des sondages sans la critique ? Depuis la prouesse initiale de 1936 quand Gallup annonça l’élection de Franklin D. Roosevelt et depuis l’annonce du ballottage du général de Gaulle à l’élection de décembre 1965, un récit mythologique dédié à leur gloire nous amènerait jusqu’à leur maturité présente. L’amnésie aurait recouvert l’élection de 1948 où Gallup prédit la défaite de Harry Truman, et l’erreur de l’Ifop annonçant le succès du « oui » au référendum d’avril 1946. Que saurions-nous de leur méthodologie quand les sondeurs revendiquent la légitimité du secret de fabrication et l’ont imposé dans la loi en France ? Que saurions-nous de l’opinion publique, une notion hautement problématique mais qui n’existe pas comme une chose et que l’on ne saurait définir comme Jean Stoetzel l’aurait dit, avec ou sans humour : « l’opinion publique, c’est ce que mesurent les sondages ». Que saurions-nous de leurs usages ? Les sondeurs cachent soigneusement les divers rôles qu’ils cumulent de sondeurs, commentateurs et conseillers politiques. Ils prétendent de surcroît que les sondages n’ont aucun effet, contre toute raison, simplement pour ne pas être accusés de fausser le jeu démocratique. Que saurions-nous enfin d’une politique de plus en plus fascinée par le fétiche de l’opinion alors qu’il n’est plus guère de propos, voire de pensées, qui ne se réfèrent à l’opinion publique ? Ce livre est d’abord une manière de rappeler que la connaissance des sondages est critique quand les sondeurs – faut-il rappeler que les sondages sont une marchandise ? – se préoccupent sans doute de donner des chiffres et des analyses, mais par ailleurs se consacrent à leur célébration, à leur interprétation, jouant le rôle de doxosophes.

Ce livre [1] rappelle ces évidences alors que le rapport de force joue massivement en faveur d’un secteur commercial qui a conquis les faveurs des medias à la fois par les affinités commerciales des échanges de services et par les affinités objectivistes d’un réalisme de premier degré à la source d’une crédulité aveugle. Il reste un long travail à faire pour préserver les commentateurs politiques de leur addiction. Ce livre prétend y contribuer en continuant le travail critique. C’est une entreprise collective réunissant des spécialistes ayant déjà apporté leur contribution à la connaissance des sondages ou de l’enquête sociologique. Ce n’est pas un travail évident de la part de scientifiques. Les sondages se sont imposés comme instruments des sciences sociales dans le sillage des méthodes quantitatives dont il faut presque souligner aujourd’hui qu’elles sont plus anciennes et qu’elles sont à la source des techniques de sondage. La différence réside dans leur caractère représentatif. Un caractère qu’il ne faut pas sacraliser alors que des enquêtes scientifiques ne satisfaisant pas ce critère valent toujours mieux que les sondages dits représentatifs. Etant donné cette filiation, les sondages ont soulevé un soutien des universitaires. Par exemple dans les moments où les affaires allèrent mal pour les sondeurs comme en 1948 aux Etats-Unis. La situation a beaucoup changé. Il reste encore quelques politologues favorables aux sondages parce qu’ils sont en accord avec les conceptions du positivisme instrumental, qu’ils ont longuement travaillé en coopération avec les sondeurs et qu’ils travaillent encore dans des institutions ayant développé la coopération. Très tôt, les sondages ont servi de ligne de clivage épistémologique au sein des sciences sociales. Le conflit est ancien et violent comme Howard Becker le révèle ici en exhumant une vieille histoire.

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La critique est aussi ancienne que les sondages. Howard S. Becker raconte une histoire inédite de l’histoire des sondages, cet épisode de décembre 1947, où Herbert Blumer, un des fondateurs de l’école de Chicago en sociologie, fit une intervention critique sur l’opinion publique. Il souleva la colère du sociologue Samuel Stouffer qui le traita de « fossoyeur de la sociologie américaine ». La violence a le mérite de rappeler l’importance des enjeux d’une polémique qui n’oppose pas seulement des scientifiques et les sondeurs mais des scientifiques entre eux. Le hasard fit que quelques mois plus tard, les sondeurs connurent un fiasco retentissant en annonçant la victoire de John Dewey sur Harry Truman à l’élection présidentielle de 1948. Il n’est dès lors pas étonnant que des universitaires se soient mobilisés pour défendre les sondages. Plus que cette coïncidence, il importe que les arguments critiques de Herbert Blumer aient gardé toute leur pertinence. Sa critique de la définition de l’opinion publique trouve quelques échos dans les travaux de Jurgen Habermas, de Niklas Luhman et, bien sûr, de Pierre Bourdieu. Herbert Blumer ne disait pas autre chose que « l’opinion publique – celle des sondages – n’existe pas ». On s’étonnera encore un peu plus de l’attitude des défenseurs des sondages qui ne semblent n’avoir retenu que le nom de Pierre Bourdieu et son titre « l’opinion publique n’existe pas » ou qui affirment encore que la critique est une « spécificité française ». Tactique de censure ou ignorance ?

Pierre Bourdieu, ni le premier ni isolé, n’a pas usurpé sa place. Sa critique procède d’abord du travail statistique d’un sociologue. Rien à voir avec un préjugé antiquantitativiste. Elle n’est pas seulement une critique théorique de la définition de l’opinion publique mais aussi une critique méthodologique des sondages tels qu’ils sont faits et interprétés. Quarante ans après l’article des Temps modernes au titre emblématique, alors que perdure l’obsession anti-Bourdieu, il est important de revenir sur une critique décisive. Ayant continué son travail sur les sondages, s’étant plus intéressé à leur production sociale et à leurs effets, Patrick Champagne effectue un double retour réflexif sur l’article séminal « L’opinion publique n’existe pas » et son propre livre « Faire l’opinion » [2], approximativement 40 ans et 20 ans plus tard. Un hasard et non une commémoration. Il constate combien la critique de Pierre Bourdieu n’a pas pris une ride. Les « trois présupposés » engagés dans la fabrication des sondages demeurent selon lequels tout individu a des opinions personnelles, tout le monde se pose les questions que se posent les commanditaires des sondages et l’on peut additionner toutes les réponses comme des unités équivalentes. Et il continue le travail sur les effets d’imposition des critiques, de détournement de sens et de production d’artefacts. Du coup, si la pertinence est confirmée et renforcée, la critique n’en est pas moins confrontée à une question embarrassante : à quoi sert-elle puisqu’elle n’a apparemment rien changé ? Le propos de Pierre Bourdieu peut même paraître modéré et fort éloigné de la réputation de dogmatisme que ses ennemis ont voulu lui faire. S’il est une réserve à émettre, elle concerne le satisfecit accordé à la méthodologie car Pierre Bourdieu n’a pas anticipé la dégradation de la qualité.

L’univers des sondages n’est guère transparent. Alors que cette activité invoque la science et la démocratie, il y a de quoi s’étonner. Parmi les zones d’ombre, l’usage des sondages par le pouvoir politique est fort mal connu. Le gouvernement français dispose d’une administration qui, entre autres activités, centralise une bonne partie des renseignements sur l’opinion publique. Là encore, le moins que l’on puisse dire est que la vocation de communication ne favorise pas la transparence. Nicolas Kaciaf, a bénéficié d’une expérience indigène qui l’a préparé à réfléchir sur les usages gouvernementaux des sondages. Il infirme les visions obscures et fantasmatiques - la position panoptique – tout en montrant comment les sondages subissent les contraintes de la vie des cabinets ministériels, vie hautement anxiogène, où ils sont des ressources dans les luttes de pouvoir. Outils de la rationalisation du travail politique, leur rationalité est douteuse..

Le paradoxe est aussi à la source de la contribution de Nicolas Hubé qui s’empare de sa surprise de ne pas découvrir plus de sondages publiés qu’il s’y attendait dans la presse. Loin d’en conclure une surestimation de leur rôle, il aboutit à une conclusion inverse : les sondages sont plus présents qu’on ne les voit. Ils viennent en appui des invocations récurrentes de l’opinion publique sans même avoir besoin d’être cités. Et souvent sans même avoir besoin d’être faits. Ainsi apparaît mieux la base implicite de la revendication conjointe des sondeurs et des journalistes politiques, partenaires ou complices en la matière pour dire l’opinion.

Enfin, dans cette exploration des versants mal connus des sondages, vient souvent la question des sondages à l’étranger. L’étude de Jérémy Mercier sur l’Italie a immédiatement cette vertu de nous faire découvrir l’intérêt d’un programme comparatif. Quant à sa réflexion sur l’Italie, elle montre à l’évidence combien les usages politiques des sondages sont à l’image de la politique d’un pays et combien en l’occurrence les mœurs sondagières sont aussi gravement détériorées dans l’Italie de Silvio Berlusconi que d’autres secteurs de la république italienne. Ce ne sont assurément pas les sondages qui sont responsables des développements les plus décriés de la politique italienne mais ils y participent.

Les sondages sont devenus épisodiquement l’objet de polémiques médiatiques et politiques et donnent naissance à qu’on appelle des « affaires ». L’opiniongate a défrayé la chronique de l’été 2009 plus parce qu’il mettait en cause la présidence de la République qu’un sondeur et un journal. En abordant une autre affaire plus strictement liée aux sondages, la polémique sur un sondage Harris Interactive de mars 2011 plaçant Marine Le Pen en tête des intentions de vote pour l’élection présidentielle de 2012, Patrick Lehingue a choisi de déplacer le regard pour mettre au jour ce que révèle une affaire des sondages : les usages tactiques, les interrogations sur les effets politiques et les problèmes méthodologiques. En l’occurrence, cela n’avait pas grand sens de mesurer les intentions de vote plus d’un an avant le scrutin mais le sondeur faisait un scoop. Il indignait même ses confrères pourtant peu portés à se déchirer. Il est vrai que le sondage cumulait les biais en proposant une offre totalement artificielle, en interrogeant par internet et d’une manière générale en laissant toute la méthode dans un flou complet. En cette occasion, les échecs de l’autorégulation et du contrôle de la commission des sondages ont été particulièrement frappants.

Daniel Gaxie se livre à une démonstration empirique d’une critique aussi forte que négligée. Le questionnement détermine les réponses dit-on généralement pour contester la neutralité de la technique des questionnaires à choix multiples (QCM) employée par les sondeurs. Le baromètre européen se prête à une démonstration cruelle où l’on voit concrètement comment sont produits des artefacts avec des sondés qui ne comprennent pas forcément la question et dans certains cas se trompent tout simplement. On connait la réponse de quelques sondeurs doctrinaires qui accusent les universitaires d’un élitisme savant face à un peuple ignorant. Une manière de confesser que le dogme de l’universalité de l’opinion est un dogme idéologique utile à l’économie de l’opinion. Il ne s’agit pas en effet d’avancer des conceptions du peuple mais de comprendre ce que le sondés comprennent des questions qu’on leur pose. L’Europe fait l’objet de réponses étonnantes, tenant parfois du quiproquo dont on ne sait s’il faut en rire. Cela devrait suffire à condamner le recours à des méthodes standardisées de production d’opinion si on s’inquiétait minimalement de ce qu’on mesure. Mais, comme le disait un sondeur, les pourcentages mélangent bien sûr des avis très divers mais cela doit bien vouloir dire quelque chose.

Il a fallu beaucoup de temps pour qu’on s’intéresse enfin aux conditions concrètes de réalisation des enquêtes plutôt qu’à la composition des échantillons, au libellé des questions et autres questions épistémologiques. Or, c’est bien ce « maillon le plus faible » [3] qui est la mesure de la fiabilité des sondages. Rémy Caveng a mené un enquête sociologique sur le travail en centre de téléphonie qui amène à douter de la qualité des réponses obtenues et donc de l’ensemble des résultats. Les sondages subissent ainsi une baisse de qualité en passant de l’enquête en face-à-face, longtemps la seule technique, à l’enquête par téléphone, aujourd’hui de plus en plus relayée par l’enquête en ligne, d’encore moins bonne qualité. Cela ne vaut pas condamnation des enquêtes empiriques quantitatives mais révèle seulement l’écart qui sépare d’un vrai travail scientifique ces méthodes standards et rapides qui visent surtout à « faire science ».

En citant Bourdieu comme si tout avait été dit, on comprend bien que les défenseurs des sondages refusent de valoriser la critique présente mais aussi se mettent à l’aise en faisant comme si la critique obéissait, telle une technique, à un processus accumulatif. Cette conception positiviste de la critique est contradictoire. La critique doit continuer parce que l’histoire de son objet continue. Avec la dégradation de la qualité, l’inflation sondagière et le développement des usages instrumentaux des sondages, la critique trouve une autre raison d’être dans la réception même des sondages. Comment cette technique réputée démocratique par ses promoteurs trouve-t-elle de moins en moins de volontaires acceptant d’être sondés ? Le taux de rendement des enquêtes a si fortement baissé que la profession s’en est alarmée. Plus vite aux Etats-Unis qu’en France où elle a préféré se réfugier dans le déni puis la discrétion. Il a obligé la profession à substituer progressivement les enquêtes en ligne aux enquêtes par téléphone. Plus déconcertant encore, comment les sondages suscitent-ils de plus en plus d’hostilité ? Il n’est pas sans humour que les sondages l’enregistrent. En somme, une forme commune de critique irait son chemin dans « l’opinion publique ». A cet égard aussi, les spécialistes de sciences sociales n’ont pas le choix. Seraient-ils pris dans cette situation de double contrainte par laquelle ils ne veulent pas paraître les adversaires obscurantistes des méthodes quantitatives, ils ne peuvent échapper à leur mission critique. D’autant plus qu’il ne s’agit pas d’accompagner un mouvement d’opinion, de le soutenir ou de s’en prévaloir mais de le comprendre. Les sondeurs ne peuvent le faire tant ils sont prisonniers d’un horizon professionnel des problèmes. Un exemple en montre toute la force avec les sondages effectués sur l’attitude des sondés à l’égard des sondages. « Etes-vous pour ou contre les sondages ? », est-ce bien une question de sondage ? A partir de ces enquêtes qui confinent à l’absurde Alain Garrigou montre qu’une une position d’extériorité est nécessaire à la critique puisque l’absurdité de certains questionnements n’apparaît pas à ceux qui assimilent les questionnements à une technique déterminée selon cette posture d’inhibition méthodologique qu’avait accusée Charles W. Mills.

***

Evitons toute forme d’angélisme : les scientifiques ont des intérêts à défendre. En se réclamant aussi légèrement de la science, les sondeurs mettent en jeu son image publique. Or les scientifiques ne peuvent se satisfaire de la vision marchande et parodique que les sondages promeuvent dans les médias et la politique. Une susceptibilité mal venue ? Il suffit d’observer comment les sondeurs en sont venus à se qualifier ou à être qualifiés de « politologues », voire de « sociologues » sinon même de « chercheurs ». Certes, ces termes ne sont pas brevetés. Simplement, ils n’étaient pas employés il y a une vingtaine d’années. Leur fréquence atteste donc les revendications de scientificité des sondeurs, aidés par des journalistes politiques. Cela a forcément des effets sur l’univers académique où par exemple, de nombreux spécialistes universitaires de science politique ne se qualifient plus de « politologues » mais de « politistes ». En attendant peut-être d’être chassés de cette réserve d’indiens à l’issue des luttes menées dans l’univers médiatique. Si, comme on peut le craindre, on n’y voyait qu’un simple « narcissisme des petites différences », comme disait Freud, la bataille serait perdue. Il importe aussi que les disputes académiques perdurent même si la situation a changé depuis l’affrontement entre H. Blumer et S. Stouffer. La position positiviste a considérablement reculé, en tout cas dans son affirmation conquérante de l’après deuxième guerre mondiale. La position critique a beaucoup avancé. Il ne reste plus beaucoup de scientifiques pour croire les sondages à l’abri de la critique et les défendre comme le faisait un numéro spécial de revue Public Opinion Quaterly pour son cinquantième anniversaire en commençant par cette assertion brutale : « Blumer avait tort » [4]. Ironie, on pourrait aujourd’hui se demander si les positions ne sont pas inversées.

On ne se laissera donc pas convaincre par les réactions hostiles des sondeurs à la critique scientifique quand ils assurent que cette critique ne sert à rien puisqu’elle ne permet pas d’améliorer l’instrument. Cette défense est surtout significative de la vision positiviste d’une science forcément cumulative dans laquelle sont enfermés les producteurs et utilisateurs de sondages. Si on obtient des chiffres, il signifient bien quelque chose, pourrait être la formule consacrée. Et si les professionnels sont prêts à concéder l’approximation, ils ne se privent pas ensuite de commenter doctement des évolutions infimes sur des demi points. On ne se laissera pas intimider non plus par l’accusation d’antidémocratisme jetée bien légèrement aux critiques qui, en appliquant les mêmes arguments aux sondages qu’au vote, seraient ainsi antidémocrates (Alain Lancelot et bien d’autres). Encore faudrait-il que le vote soit démocratique par essence alors qu’il s’accommode parfaitement de régimes autocratiques et qu’il prend des formes plébiscitaires. Il faudrait aussi que la vérité scientifique soit providentiellement démocratique. L’argument politique peut se comprendre quand il vient de l’univers commercial, même si on a quelques doutes sur la mission démocratique des sondeurs. Il est déloyal dans l’univers académique pourtant très perméable aux luttes politiques déguisées et où tous les spécialistes ne résistent pas aux sirènes de l’hétéronomie quand elle apporte du prestige et de l’argent.

Il serait trop facile d’affirmer que la dégradation de la qualité, qu’on peut observer avec la réalisation fréquente de sondages aux échantillons non représentatifs, aux questions biaisées et aux chiffres erronés, ne semble guère attester un désir profond des sondeurs d’améliorer l’outil. A les en croire, ils auraient accompli l’essentiel du chemin avec une technique si parfaite qu’elle n’est plus guère susceptible d’être perfectionnée. Ils sont surtout préoccupés de chiffre d’affaire, de diversification de l’offre ou de réduction des coûts. Les critiques n’ont rien pesé face à la dérive productiviste dont le recours à internet est un nouveau pas. Après tout, il revient aux professionnels de tirer parti de la critique pour améliorer l’instrument ne serait-ce que parce qu’il faut le vouloir. La critique ne peut l’imposer mais peut prétendre avoir une utilité en contribuant à la définition d’une place légale des sondages. Les sondeurs sont plutôt favorables à l’autorégulation par le marché. Autrement dit, ils sont hostiles à la régulation publique et, si elle existe déjà, ils vantent le statu quo. Or, la situation légale a été jugée très insatisfaisante en France à la suite d’affaires ou de coups médiatiques. Les professionnels se plaignent rarement des pratiques déloyales. Il en va autrement en privé. L’existence d’une commission des sondages très inactive n’a pas empêché les dérives. Elle a même paradoxalement accru le régime d’irresponsabilité de sondeurs qui n’ont pas manqué de faire valoir que la commission des sondages ne leur reprochait rien parce qu’elle n’avait rien à reprocher. Caution d’Etat en somme.

Si les affaires ont imposé l’idée d’une réforme légale, la critique a nourri la réflexion comme on peut le voir dans la proposition de loi sénatoriale adoptée à l’unanimité par le Sénat mais bloquée à l’Assemblée nationale. Le veto imposé avant une campagne présidentielle a répondu aux pressions des sondeurs insistants auprès des dirigeants politiques et des parlementaires. Si l’on croit, comme les sondeurs l’assurent, que les sondages n’ont pas d’effets politiques, il faut croire que les gouvernements croient le contraire pour accéder aux demandes des sondeurs. La question d’une réforme légale sera-t-elle reprise ? Une instance de contrôle active, compétente et indépendante pourrait sans doute corriger les abus les plus manifestes. Elle ne dispenserait pas de continuer le travail critique et cela d’autant moins qu’elle jouerait forcément un rôle de caution. Or il faudra toujours prendre ses distances avec la croyance. C’est le rôle d’institutions intellectuelles que de donner les armes critiques nécessaires à tous. Il ne faudrait pas en effet qu’une régulation publique ait cet effet pervers de renforcer le crédit des sondages sur les esprits. La critique est vitale pour éviter une nouvelle superstition, déjà bien amorcée dans le régime d’opinion qui caractérise la société contemporaine. Il faut donc nourrir une posture critique que ne saurait prendre en charge aucune institution officielle : l’humour.

Il en faut pour continuer. Quarante ans après la publication de l’article « L’opinion publique n’existe pas », les critiques sont confrontés à l’apparente inanité de leur travail face à la prolifération, à la dégradation de la qualité, à la raréfaction des sondés et à l’invocation permanente des chiffres de sondages. Comme le suggère Howard S. Becker en évoquant Thomas Kuhn, il ne suffit pas qu’un paradigme soit faux pour en changer. La continuité du travail critique s’impose car il n’existe pas de questions obsolètes comme si, selon une vue naïvement positiviste, des questions étaient définitivement résolues, car il reste aussi à comprendre les faits nouveaux et, sans cesse, il faut imposer la réflexivité à la critique elle-même. Et il advient parfois que l’on change de paradigme.

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[1Il reprend les communications du colloque « Critique des sondages » du 5 novembre 2011 à l’Assemblée nationale. Celui-ci a été organisé par Le Monde Diplomatique et l’Observatoire des sondages. Il a reçu l’aide des Amis du Monde diplomatique, de Virginie D’Eau et de Richard Brousse.

[2Cf. Patrick Champagne, Faire l’opinion, Paris, Editions de Minuit, 1990.

[3Cf. Patrick Lehingue, Subunda. Coups de sonde dans l’océan des sondages, Bellecombe-en-Bauges, Editions du Croquant, 2007, p. 147.

[4Cité par Cf. Loïc Blondiaux, La fabrique de l’opinion. Histoire sociale des sondages, Paris, Seuil, 1998, p. 209.

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