De la finance à l’exploration spatiale, de l’informatique à l’automobile, de la communication aux neurosciences en passant par la démographie, c’est maintenant de la « démocratie en Amérique » et ailleurs que le (toujours) milliardaire - sud africain, canadien et américain - E. Musk se mêle. Un cas emblématique de ce que les Grecs anciens appelaient l’hubris, la démesure.
Quelques jours après son acquisition du réseau Twitter (26 octobre 2022) il a décidé de réactiver le compte de D. Trump, fermé le 8 janvier 2021, avant même la fin du mandat présidentiel, deux jours après l’assaut du Capitol par les partisans de ce dernier. Le nouveau propriétaire n’avait jamais caché son désir de (re)voir et (ré)entendre D. Trump s’exprimer sur Twitter (moyen de communication fétiche de cet homme d’affaires devenu, lui, président des USA). Quelques semaines avant il s’était essayé, avec beaucoup moins de succès, mais en utilisant la même méthode, à la résolution des conflits, en l’occurrence la guerre en Ukraine depuis l’invasion du pays par la Russie : le vote de paille.
Vote de paille, Vox Populi, Vox Dei [1] ...
Le vote de paille (straw vote), un outil particulièrement sommaire à disposition de tout détenteur d’un compte Twitter souhaitant recueillir "l’opinion" de tout autre détenteur d’un compte sur la ou les questions de son choix. Autrement dit tous les biais et les manipulations les plus grossières sont autorisés. Celles d. E. Musk sur la neutralité de l’Ukraine ou sur de nouveaux référendums supervisés dans les territoires nouvellement annexés par la Russie n’ont guère été du goût des autorités ukrainiennes. Et des militaires américains ? Peut-être aussi. Et ce n’est pas, loin s’en faut, la seule "tare" de la méthode, si l’on s’en tient juste à des considérations méthodologiques pour ceux, et ils sont nombreux y compris parmi les journalistes, qui la désignent sous le terme sondage. Le nombre de votants (en l’occurrence ici des millions) ne changent rien à la chose.
Parce que les mots ont un sens, et que la confusion est l’amorce de la déraison : Twitter ne permet aucunement de faire un sondage (voir Qu’est-ce qu’un sondage ?). Est-il nécessaire de rappeler que nous sommes pas une succursale, même en déshérence, d’une entreprise d’enquêtes par sondages. Historiquement leur développement et leur succès opèrent en opposition frontale avec les votes de paille initiés par la presse à l’attention de leurs lecteurs. Leur retour "en grâce" depuis la naissance d’internet sonne donc comme un retour à la situation qui prévalait il y a plus d’un siècle : une régression. Présentés par leurs initiateurs comme solution permettant de restituer la parole aux "peuples" dans une consultation quasi permanente, pacifiée, sans confiscation de la parole, les sondages ont fini par s’imposer comme une nouvelle forme d’expression de l’"opinion publique". Mais les sondeurs ont par ailleurs très largement contribué à l’idée saugrenue que tout le monde a une opinion, sur tout, et n’importe quoi. Pour le savoir rien de plus simple : demander. Il suffit d’associer cette “mauvaise blague” au principe de liberté d’expression pour comprendre aussi ce qu’est Twitter et les "réseaux sociaux" en général. Tout le monde doit pouvoir s’exprimer comme il l’entend (ou presque).
S’il ne s’est pas montré subtil avec les salariés de Twitter aussitôt son acquisition achevée, E. Musk et son appel au peuple ne l’est guère plus. Difficile de nier son caractère démagogique et populiste, tout comme son aspect opportuniste. Peu lui importe bien sûr que le peuple qu’il invoque soit presque aussi introuvable que Dieu, au même titre que "l’opinion publique" invoquée à tort et à travers par les doxosophes. Qu’attribuer aux internautes la responsabilité du retour (éventuel) de D. Trump sur un media lui appartenant, et non à lui même, soit une manœuvre grossière ne lui importe pas davantage.