Brice Teinturier, dirigeant d’Ipsos (Le Figaro, 18 avril 2017).
Le Figaro : C’est la première fois lors d’une élection que les sondages sont à ce point contestés. Par certains médias, mais aussi par les candidats... Comment analysez-vous ces critiques ?
Brice Teinturier : « Ce n’est pas quelque chose de nouveau. Les candidats en difficulté ont toujours critiqué les enquêtes et se sont toujours ensuite plutôt tus quand elles leur devenaient favorables. Mais il est vrai que c’est devenu un rituel, une sorte d’argument de campagne. Cela vaut également pour un certain nombre de médias qui nous commandent des études et n’observent d’ailleurs pas souvent les règles de prudence que nous leur indiquons sur les marges d’erreur, et qui ne s’interdisent pas ensuite de les critiquer ».

La titraille sensationnaliste dérange le sondeur ? Il semble parfaitement s’en accommoder puisqu’il continue à livrer ses produits notamment au journal Le Monde avec lequel il collabore depuis des années. Les autres consignes de prudence sont bien connues, elles consistent à répéter ad nauseam le refrain « les sondages ne sont pas une prédiction, et ne sont qu’une photographie à un instant de T des rapports de forces politiques », accompagné d’un appel... à la prudence ! La presse ne s’en prive pas. Un refrain passablement hypocrite, la prudence élémentaire ne consisterait-elle pas à ne rien publier ? Impensable pour un sondeur, prêt à « passer l’éponge » sur les très rares entorses à « ses » consignes, et pour une presse avide « d’informations » faciles à glaner et à diffuser. « Informations » souvent gratuites car la presse paie rarement les sondages qu’elle publie.
Brice Teinturier :"Il y a un climat de défiance ambiant, nourri par ce qui s’est passé aux États-Unis et au Royaume-Uni avec le Brexit, qui occulte les autres bonnes réussites des enquêtes d’opinion et favorise ce type de discours, plus prégnant aujourd’hui.

« Bonnes réussites » ? Pour une profession qui ne cesse de « chanter à tout va » « les sondages ne sont pas une prédiction », autrement dit qu’ils ne se trompent jamais, il s’agit d’un aveu. Involontaire assurément, mais on connait la musique : quand cela les arrange les sondages sont une « réussite » ou ne sont pas une prédiction.
Le Figaro : « Que pèsent les sondages politiques dans l’activité d’Ipsos ? »
Brice Teinturier : Chez Ipsos France, la division « public affairs » pèse 12 % de l’activité, sachant qu’elle intègre l’activité politique mais aussi le suivi de la réputation des entreprises, un département « tendances » et un département « politique opinion » plus classique.
Le Figaro : « Les médias sont-ils toujours aussi friands de sondages ? »
Brice Teinturier : « Oui, je crois. Nous essayons d’éviter la surenchère. Il faut séparer le discours opportuniste et facile de l’instrument, qui reste fragile et imparfait, mais indispensable pour comprendre ce qui se passe dans le pays ».

Le Figaro : « Si vous vous trompez, est-ce que ça ne va pas nuire à vos autres activités ? »
Brice Teinturier : « Bien sûr, les critiques des médias, surtout lorsqu’elles sont peu argumentées, peu fondées, peu objectivées, rencontrent malgré tout un écho. Il y a aujourd’hui un climat qui tendrait à dire que les enquêtes d’opinion ne fonctionneraient pas. Ce climat occulte ce qui s’est passé, par exemple aux Pays-Bas, où l’instrument a parfaitement fonctionné. Nos grands clients, qui ne sont pas ceux de l’activité politique, savent, eux, très bien ce que nous faisons pour eux, et comment nous le faisons. Nous leur expliquons s’il y a des questions de leur part dues à cette petite musique médiatique. Mais cela ne remet pas du tout en cause les gros dispositifs que nous avons avec de très nombreux annonceurs ».

Si, comme les sondeurs se plaisent à le dire (ici à demi-mot par Brice Teinturier), les sondages d’opinion ne constituent qu’une petite part de leur chiffre d’affaires, ils constituent un produit d’appel crucial, un produit publicitaire pour leur principal « fond de commerce » : les études réalisées pour les entreprises commerciales, les industriels, les radios et... les annonceurs. Le dirigeant d’Ipsos se garde bien de rappeler que les sondages d’intentions de vote sont les seuls dont l’exactitude peut-être l’objet d’une vérification empirique par comparaison avec les résultats effectifs des élections qu’elles tendent à prédire. Rien de comparable avec « les enquêtes commerciales dont l’exactitude n’a jamais pu être démontrée de manière aussi efficace » [4]. On comprend mieux l’entêtement des sondeurs à nier le caractère prédictif de leurs mesures, même si l’on imagine sans peine que leur exactitude est un argument déterminant auprès de leurs « grands clients » intéressés à deviner ce qu’ils pourraient vendre à leurs clients potentiels.
Le Figaro : La législation qui encadre les sondages est-elle adaptée à l’environnement médiatique actuel dominé par Internet ?
La législation actuelle est plutôt bonne. L’arrêt de publication des enquêtes d’opinion le samedi, veille du scrutin, me paraît tout à fait adapté. Il faut un moment où l’on arrête. La loi peut être contournée par des médias à l’étranger ou par les réseaux sociaux, mais je crois que nous sommes dans un système adapté.
Le Figaro : Certains suggèrent d’interdire les sondages deux mois avant l’élection... Est-ce sérieux ?
Brice Teinturier : C’est une proposition récurrente. C’était le cas il y a de nombreuses années. L’interdiction valait toute la semaine qui précédait le scrutin, ce qui permettait aux instituts de gagner beaucoup d’argent car les enquêtes ne paraissant pas dans la presse, les candidats se tournaient vers nous... Nous avons lutté contre cette loi qui est inique, car elle favorise ceux qui ont des relations et de l’argent, et aussi pour des raisons de fond : dans une démocratie avancée, pourquoi priver les citoyens de cette information ? Ils sont assez matures et assez grands pour en faire l’usage qu’ils souhaitent en faire. Il ne me semble pas que ce soit au législateur de décréter le type d’information auquel à droit le citoyen et à partir de quand.

Bruno Cautrès, chercheur au CNRS et au Cevipof (Sciences-Po Paris), France Info, 18 avril 2017
France Info : « au vu de l’influence que les sondages peuvent avoir sur l’attitude électorale, partagez-vous le point de vue de Jean-Luc Mélenchon, qui souhaite les interdire dans les 60 jours qui précèdent les élections ? »
Bruno Cautrès : « Non, il ne faut surtout pas interdire les sondages. Sinon, pourquoi ne pas interdire également les débats à la télé ou la parution des journaux ? Ce serait mettre le doigt dans un engrenage dont on ne sait pas bien où il s’arrête. Je rappelle toujours à mes étudiants que dans l’Espagne franquiste, il était interdit de réaliser de grandes enquêtes d’opinion. Je préfère que le citoyen ait le plus d’éléments possible. Mieux vaut avoir des sondages accessibles à tous, plutôt que de créer une société où certaines personnes soient bien informées et la majorité pas du tout ».

Quant à Franco, décédé en... 1975, on sourira que cet exemple soit encore cité devant des étudiants qui auraient bien besoin d’arguments plus récents d’autant qu’en Chine, en Russie, en Turquie, etc. les sondages d’opinion sont monnaie courante. Autrement les régimes autoritaires et les dictatures ont eux aussi recours aux sondages d’opinion. Leur interdiction n’est nullement un critère du caractère anti-démocratique d’un régime politique.