observatoire des sondages

Misère de la politologie (2)

vendredi 25 janvier 2013

Encore un sondage sur le moral des Français. Une semaine après la publication relayée par toute la presse d’une enquête sur la « défiance » (Misère de la politologie), un sondage Ipsos Public Affairs est aussi fortement médiatisé pour dire la même chose ou plutôt pire avec les mêmes acteurs (Cevipof et Le Monde qui publie les principaux chiffres et les commentaires sur 3 pages (Le Monde, 25 janvier 2013). Mêmes acteurs, mêmes biais.

Une nouvelle fois, l’enquête a été effectuée par internet sur un échantillon de 1016 personnes. Nous avons souvent dit que ces échantillons n’étaient pas représentatifs. En vain puisque tous les commentateurs sollicités par Le Monde, pour ne pas parler des journalistes, n’émettent aucun doute. Une raison de renoncer ? Plutôt de persister en essayant de varier les démonstrations et en espérant un sursaut d’intelligence.

Il s’agit donc ici d’un échantillon spontané où des internautes appartenant à un panel de plusieurs centaines de milliers de personnes se portent volontaires par conviction ou avec l’espoir d’une (petite) rémunération. L’échantillon est redressé a posteriori pour être représentatif. Les critères en sont le sexe, l’âge, la profession de la personne de référence du foyer, la région et la catégorie d’agglomération. Et comme d’habitude, le niveau d’instruction n’est pas pris en compte dans les critères de représentativité. Bizarrement, les sondeurs ne font pas confiance aux déclarations des sondés sur leur diplôme. Pour quoi leur font-ils confiance par ailleurs ? Ils pourraient pourtant corriger comme ils le font pour les votes à partir des statistiques officielles sur le niveau d’ensemble de la population. Ils le font d’autant moins qu’ils savent fort bien que le niveau d’instruction des personnes qui acceptent de répondre est en dessous de la moyenne nationale.

Un sondage par internet est cependant différent parce que la méthode des quotas, tant vantée par nos sondeurs français, n’est appliquée qu’a posteriori. Au départ de l’enquête, le questionnaire est envoyé à des milliers d’internautes. Il faut donc être volontaire pour répondre. Une partie des volontaires n’est pas retenue en quelque sorte « décrochée » en cours de questionnaire (« désolé mais vous… »), environ un millier de personnes (ici le questionnaire a été en ligne du 9 au 15 janvier) constitue l’échantillon dit « représentatif ». Il s’agit donc en réalité d’un échantillon spontané redressé selon des critères des autres méthodes où les sondeurs appliquent la méthode des quotas a priori. En somme, contrairement à toutes les autres enquêtes (face-à-face et téléphone) et méthodes (quotas ou aléatoire), ce sont les sondeurs qui décident d’être sondés. Or, ce genre d’échantillon privilégie les opinions extrêmes ainsi que les dispositions paranoïaques et les compétences culturelles faibles. Et rien ne permet de corriger ces biais puisque ils ne sont pas pris en compte. Sans doute les convictions opèrent-elles plus ou moins selon les sujets. Elles interviennent très fortement sur les questions sur l’autorité, la délinquance, les immigrés etc. Prenons la question évoquant l’appel à un chef : « On a besoin d’un vrai chef en France pour mettre de l’ordre ».

Cette formulation peut évoquer pour certains un dirigeant capable mais pour d’autres un dictateur. En l’occurrence, la polysémie est moins importante ici que l’orientation fortement idéologique de la question. Pour beaucoup de gens cette question sent bon le régime de Vichy. Et il faut être inculte pour accepter ce genre de question. Ou fasciste.

Rien d’étonnant donc que 87 % des sondés approuvent la proposition « On a besoin d’un vrai chef en France pour remettre de l’ordre » et 86 % pour approuver « a proposition selon laquelle « L’autorité est une valeur qui est souvent trop critiquée aujourd’hui ». Bref, les sondeurs ont eu ce qu’ils voulaient comme le montre l’adjonction de précisions comme « vrai » dans la première question et « souvent » dans la deuxième. Il est clair que cette forme d’euphémisation du questionnement qui permet d’obtenir une plus grande approbation est oubliée ensuite dans les commentaires. L’objectif est atteint. Il s’agit de pure manipulation. Il est inquiétant qu’aujourd’hui, les esprits ne soient pas capables de l’apercevoir immédiatement. Imaginons maintenant qu’un sondage pose une série de questions « orientées », par exemple des questions interdites comme il y en a manifestement de moins en moins.

- Etes-vous favorable à :

  • La peine de mort
  • L’émasculation des violeurs
  • La torture dans certains cas graves
  • Le renvoi de tous les immigrés dans leur pays
  • Un serment de fidélité à la Constitution
  • Le recours aux châtiments physiques à l’école

Et autres questions de cet acabit, mêlées avec de questions plus neutres et souvent inutiles comme ce sondage en comporte (sur la puissance économique et le rayonnement culturel).

Dans un sondage par internet, il y aurait forcément des internautes pour obtempérer jusqu’au bout. On devine lesquels puisqu’il faudrait des convictions politiques minimales pour s’interrompre avant la fin du questionnaire. A moins que l’on ne soit pas capable d’en apercevoir l’orientation [1]. A la fin, l’échantillon ne retiendrait que ceux qui sont allés au bout en faisant comme si cette sous-population était semblable à celle qui a abandonné le questionnaire en route et, dans tous les cas, à celle du panel et à la population totale. A l’évidence c’est faux mais il est impossible de corriger avec les critères de la méthode des quotas.

Il devrait aussi apparaître à tous les commentateurs que la proportion des sans opinion est minime ou nulle. Pense-t-on vraiment que 100 % des Français répondraient à ces questions sur le « vrai chef » ou sur la « critique de l’autorité » ? Sans parler de l’alternative entre les propositions « On peut faire confiance à la plupart des gens » et « On n’est jamais assez prudent quand on a affaire aux autres » [2]. Un bel exemple de questions de sens commun ou de questions "beauf". Où sont ces gens qui poussent des hurlements à la lecture de ces types de questions ? Il suffit de poser les questions autour de soi pour rencontrer beaucoup (voire seulement) des gens qui trouvent ces questions stupides, piégées, dangereuses, etc. Cécité étonnante : les commentateurs médiatiques refuseraient eux-mêmes d’y répondre. Or, lapalissade, l’échantillon est forcément composé de ceux qui répondent. Les sondeurs ne craignent nullement de se mettre en totale contradiction puisqu’ils font comme s’il n’y avait pas de différence entre ceux qui répondent et ceux qui ne répondent pas alors qu’ils se sont repliés sur les sondages par internet parce que la plupart des gens sollicités refusent de répondre à leurs questions. Pas seulement pour ne pas être dérangés mais par refus des sondages. En somme, les sondeurs se sont mis à choisir leurs sondés, les bons clients, un peu ou très fachos, un peu ou très stupides qui croient que leur opinion les intéresse.

Paradoxe : il n’est absolument pas exclu que le sondage dise juste en suggérant une fascisation des esprits. On en a d’autres indices. Mais faut-il faire ce constat avec des outils aussi faux et donc des données fausses ? D’autres ont déjà et sans sondages diagnostiqué la droitisation et la montée des valeurs autoritaires. Peu importe l’exactitude plaideront les adeptes du positivisme instrumental. Encore faudrait-il que cela n’aille pas de pair avec une conception anthropologique méprisante, fausse et coupable. Méprisante : il faut avoir une bien piètre idée des citoyens pour les soumettre à une manipulation aussi grossière. Fausse : parce que l’opinion n’est pas fixe ni consistante chez une même personne qui peut nourrir des opinions diverses voire contradictoires selon les moments, selon la méthode d’interrogation et même ne pas avoir d’opinion sur tout. Chacun peut le tester sur soi-même (encore une curieuse cécité). Cette conception rudimentaire est surtout fausse car l’opinion n’est pas spontanée mais formée et il faut prendre en compte le processus de production de cette opinion autoritaire par les sondages et leurs commentaires, partiellement objective, partiellement artefactuelle et partiellement performative. Autrement dit, il est vrai que les sondeurs et les commentateurs acritiques enregistrent aussi, en l’exagérant leur œuvre. Coupable : ils ne décrivent pas seulement le mouvement de fascisation des esprits, ils le produisent en banalisant les énoncés les plus biaisés, involontairement (les naïfs) et volontairement (les cyniques). Comme les critiques et mêmes des sondeurs (Jean Stoetzel en 1973) le pressentent depuis longtemps, les sondages sont devenus une arme puissante contre la démocratie. On rappelle qu’une proposition de loi sénatoriale comprenant notamment l’interdiction des sondages politiques rémunérés attend toujours d’être inscrite à l’ordre du jour de l’Assemblée nationale. Face à la menace, le temps presse.


[1Depuis les travaux de Philip Converse aucune étude scientifique n’a démenti le faible niveau de compétence politique, cf. « The Nature of Mass Beliefs in Mass Publics », in David E. Apter (ed.), Ideology and Discontent, New York, The Free Press, 1964, p. 206-261.

[2Cf. le baromètre Cevipof-OpinionWay in Misère de la politologie.

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