observatoire des sondages

La montée en puissance du RN dans les élections européennes puis législatives de 2024 a surpris tout le monde. Au soir du 31 juillet, la perspective du RN au pouvoir a même désinhibé ses membres qui ont cru au triomphe si naïvement qu’ils en ont commis des fautes. Le second tour a créé une autre surprise par une inversion de l’ordre d’arrivée qu’expliquent le jeu des désistements et des calculs tactiques des électeurs. Pour les nouveaux gagnants très « relatifs » du NFP qui n’avaient pas de quoi se vanter sinon d’avoir évité le pire, on se crut aussi au firmament. Les professionnels et amateurs de la politique ont ce défaut de croire aux bonnes nouvelles. Il revient donc aux scientifiques, pour peu qu’ils ne soient pas enclins aux illusions heureuses, de les détromper. « Agents politiquement passifs », ils sont aussi concernés parce que la politique affecte leur activité.

L’extrême droite a donc conforté un peu plus son avancée au point de faire miroiter le pouvoir à brève échéance. « Ce n’est que partie remise » a assuré Marine Le Pen. L’espoir n’a paru exagéré à personne. Certes, les élections intermédiaires sont favorables au vote sanction. Ce fut le cas avec les élections européennes dont le mode de scrutin proportionnel constituait un avantage pour les oppositions. Toutefois, il apparaissait déjà que le vote RN relevait de plus en plus d’un vote d’adhésion et non plus seulement de protestation. Il faudra expliquer non point en termes psychologiques mais rationnels comment Emmanuel Macron a pu dissoudre dans une si mauvaise situation où allait jouer un effet de sillage. Quel chef engage une bataille avec la certitude d’une déroute. On ne lit manifestement pas Clausewitz à l’Elysée. Ni la sociologie électorale. Ni non le droit constitutionnel.

Selon les partisans d’une neutralité absolue - mais y en a-t-il ? – la vocation des scientifiques devrait être de décrire et analyser la progression du RN sans la condamner et encore moins chercher à l’empêcher. Ce serait oublier que les scientifiques, déjà bien maltraités, ont encore plus à perdre d’un parti qui cultive communément l’anti-intellectualisme, attire la prédilection des nouveaux irrationalismes, complotisme, climatoscepticisme, anti-vaccins, etc. Ils sont et seront les premières cibles de l’offensive contre la liberté d’expression et donc la liberté académique [1]. Même s’ils peuvent compter sur d’autres pour les défendre, on ne comprendrait pas qu’ils restent silencieux. Leur sort dans les régimes illibéraux décomplexés d’aujourd’hui ne laisse pas place aux tergiversations et au réflexe si commode du « mol oreiller du doute ».

Spontanément, une première réponse serait la critique des thèses contestées et des partis qui les portent [2]. Cette critique est souvent dédaignée comme vulgaire. Non sans réalisme tant il n’est pas sûr qu’elle soit très efficace contre un populisme qui ne se nourrit pas de vérité et d’intelligence mais de l’inverse. Dire à des gens ce qu’ils ont envie d’entendre, aussi stupide cela soit-il, cultiver les haines, désigner les boucs émissaires, est à soi seul un programme d’avenir. Disons le sans nuances, les lubies des idéologues réactionnaires de la Troisième République, les Edouard Drumont, Léon Daudet ou Charles Maurras ne sont pas seulement haineuses, elles sont sottes. Ne faisons pas semblant de prendre ces idéologues pour des penseurs. Plutôt que de se laisser prendre au piège de la réfutation où ils paraissent pris au sérieux, il faut comprendre les moyens de lutte mis en œuvre par le RN et d’autres dans le monde. La mise en valeur d’une « guerre culturelle » a quelque chose de trompeur quand il s’agit de clichés, de pulsions et d’opinions. La force des idées n’est pas une propriété intrinsèque des idées – sur quel critère ? la vérité ? l’utilité ? - mais dépend de la force des moyens matériels de les imposer. Il serait vain de réagir en mettant en cause – c’est-à-dire en valeur - les vieilles lunes xénophobes et racistes d’une extrême droite de jadis mais de comprendre comment elles peuvent être exhumées.

Si, après un long et heureux oubli, les anciennes plumes de l’extrême droite préfigurant les fascismes [3]. le doivent à des publicistes en mal d’inspiration. Encore faut-il exhumer les morts avec une apparence de sérieux. Patrick Buisson cultiva l’idée d’une guerre des idées empruntée à Antonio Gramsci, ancien secrétaire général du Parti Communiste Italien. Une pied de nez à ses adversaires de gauche et une vantardise tant Patrick Buisson, historien raté, se paraît de compétences qu’il n’avait pas. A cet enrobage, il ajouta la prétention à l’expertise en matière des sondages. Ce fut le nœud de son entreprise, économique et politique, quand il réussit à accaparer la faveur de Nicolas Sarkozy, qui, facilement impressionnable, crut lui devoir son élection à la présidence de la République. En retour, celui-ci offrit une ressource essentielle pour réussir dans la manipulation : l’argent.

En 2009, l’Observatoire des sondages avait commencé à mettre à jour des manœuvres médiatiques basées sur des sondages. A partir d’une critique méthodologique, on avait cru repérer des modes d’action politiques inédits, relativement coordonnés. L’affaire des sondages de l’Elysée soulevée par la Cour des comptes, poursuivie dans la presse puis l’Assemblée nationale l’exhiba au grand jour. Aveu involontaire, je fus assigné en diffamation par la cheville ouvrière de ce mode d’action politique Patrick Buisson puis par Christian Latouche, propriétaire de Sud Radio. Longtemps après, Le Monde revenait sur un héritage : un système Buisson [4]. Si Patrick Buisson, mort en décembre 2023, pouvait encore revendiquer un tel héritage, c’est surtout au titre du dispositif de manipulation qu’il avait mis en place. En l’occurrence, il s’agissait pour lui de coordonner information et action politique, d’un côté des sondages qui produisaient les informations souhaitées et, de l’autre, des relais de ces informations. Patrick Buisson qui, comme journaliste, avait fait la critique des sondages, assurant qu’on pouvait leur faire dire ce qu’on voulait, avait compris qu’il pouvait les utiliser et accessoirement faire d’importants profits en vendant une expertise douteuse. Ancien conseiller polyvalent de Philippe de Villiers ou François Bayrou, il atteignit le sommet du conseil politique lorsqu’il obtint la confiance de Nicolas Sarkozy.

Pour mettre en œuvre le dispositif, il fallait des sondeurs. Un nouvel "institut", Opinionway, pionnier en matière de sondages en ligne, moins chers et par ailleurs désireux de grandir, exécuta les sondages commandés par Patrick Buisson. Des sondages payés par un conseiller du Président cela ne se refuse pas. Pas plus que ses desirata sur les questions et les interprétations. Le sondeur ignorait par contre que Patrick Buisson facturait double prix à son client caché l’Elysée. Les sondages étaient confidentiels quand ils venaient à l’appui de la réflexion stratégique. Invariablement, Patrick Buisson y voyait un renfort à sa ligne politique. Ils pouvaient encore servir à promouvoir cette politique dans le public. Il fallait alors Patrick Buisson y trouvait toujours de bonnes raisons de promouvoir ses visées. Encore fallait-il contrôler des médias. La faveur d’un président de la République ouvrait les portes. A sa demande, Martin Bouygues confia la direction de la chaîne Histoire qui devint un terrain pour nourrir les obsessions historiques de Patrick Buisson, Vichy, la Collaboration, la guerre d’Algérie. La guerre des idées ne néglige pas une histoire alternative. Plus directement opérationnel, la direction de grands médias s’apparentait à une complicité. Alors que Le Figaro avait été accusé de publier des sondages qu’il signait mais ne payait pas, son directeur Etienne Mougeotte jurait qu’il produirait les factures. Il ne le fit évidemment jamais. Bien d’autres se mirent au service de parrains aussi puissants. Le système Buisson avait son défaut car il avait besoin de secret. Or l’argent était surtout public et la Cour des comptes le révéla.

Le système Buisson continua plus discrètement pendant le mandat de Nicolas Sarkozy. Son échec de 2012 y mit forcément un terme sans que le principe d’une guerre des idées fut abandonné par son promoteur obstiné mais vaincu, puis compromis dans une sombre affaire d’enregistrements clandestins. Le conseiller politique sulfureux trouva même un nouveau champion en Eric Zemmour. Encore un échec. Les recettes de Patrick Buisson n’étaient pas abandonnées d’autant plus qu’elles étaient simples, adaptées à des stratèges de partis et susceptibles d’amélioration. Elles pouvaient compter sur des héritiers plus jeunes, des témoins et disciples qui avaient peuplé les rédactions. Des médias étaient prêts, encore fallait-il des financements.

On vit alors apparaître le milliardaire Vincent Bolloré, nanti d’un plan de contrôle des médias par sa société Vivendi avec Canal Plus, Cnews, C8, Europe 1, le JDD. La concentration inédite en France des médias par un milliardaire, en principe à la retraite ne laisse aucun doute sur un projet politique. D’autres médias comme Le Figaro ou Paris Match participent peu ou prou à l’entreprise. On retrouve des affidés de Patrick Buisson à la tête de journaux comme Alexandre Brézé au Figaro mis en cause pour des éditoriaux favorables au RN avant les scrutins de 2024, si engagés qu’ils avaient embrassé la rédaction. S’ils ne sont pas directeurs de médias comme ce dernier ou Geoffroy Lejeune, ils ont leur place attitrée sur les plateaux des chaînes d’info en continu.

D’autres financiers pointent le bout du nez comme Michel-Edouard Sterin, proche de la famille Le Pen, qui a lancé des négociations pour acheter Marianne, interrompues par leur révélation. L’Humanité dévoilait peu après un plan confidentiel d’une vingtaine de pages, exposant un plan gramscien de guerre des idées. Sous l’égide d’une association nommée Périclès, la conquête du pouvoir par l’extrême droite se décomposerait en trois séquences : « la victoire idéologique, la victoire électorale et la victoire politique » [5]. Une dépense – faut-il dire un investissement de 150 millions d’euros ? - est affiché au service d’une « métapolitique » puisqu’on aime les mots ronflants quand la substance est faible. On ne trouve en effet aucune idée à proprement parler sinon les idées nationalistes, chrétiennes de l’extrême droite française mais les procédés concrets quoique flous pour l’emporter dans une lutte violente. La seul évocation d’une « guérilla judiciaire », déjà une menace de poursuites bâillons » donne un avant-goût du respect accordé à la liberté d’expression. Il flotte en même temps un parfum de politique néoconservatrice américaine dans cette alliance de la Bible et du profit de milliardaires intégristes et libertaires. Longtemps tenus relativement à l’écart de la politique française, les signes d’une désinhibition récente s’accumulent. Affaire de conviction mais aussi de profits attendus. Le programme du RN de privatiser France Télévision offre une perspective que les groupes financiers engagés dans la concentration des médias ne bouderaient pas.

Peut-on sourire de ces entreprises fumeuses qui jalonnent l’histoire de la République ? Dès avant les élections de 2024, les médias contrôlés par le groupe Bolloré ne s’embarrassaient guère de pluralisme. L’organisme de contrôle ARCOM a sanctionné la chaîne CNews par des amendes répétitives pour cause « d’encouragements aux comportements discriminatoires, manque d’expression des différents points de vue, incitation à des comportements dangereux, maîtrise de l’antenne… et surtout, honnêteté et rigueur de l’information » Plus conformes à des médias d’opinion qu’à des médias d’information, les débats y ont pris la première place. Tenant à la fois de ce qu’on appelle l’infotainment, mi-information, mi-divertissement, l’antenne est dévolue à des animateurs dont on ne sait s’ils ont une carte de presse, bien payés, loyaux à l’égard de leur employeur au point de le défendre en direct, intervenant au nom du bon sens commun à moins qu’ils n’invoquent l’opinion publique comme des pasteurs évangélistes s’adressent à Dieu. La proximité des élections européennes et encore plus les élections législatives anticipées ont accentué le mouvement pour ceux qui considèrent que « la partie est remise ».

Le hasard a voulu que les concessions TNT soient alors examinées par l’institution de contrôle, l’ARCOM. Au regard des réponses de dirigeants de Canal Plus, CNews et C8, les mêmes drapés dans leurs certitudes et leur mauvaise foi, du haut de leurs moyens financiers et de leurs chiffres d’audience, il ne saurait y avoir de doutes sur leur projet politique. Ce serait même leur faire injure de les croire inconscients de ce qu’ils font. Ces médias idéologiquement monocolores enferment leurs spectateurs dans des bulles médiatiques où ils sont sûrs d’entendre les mêmes propos et de ne pas être contrariés mais confrontés chaque fois par les déclarations de plateaux sans contradiction [6]. S’il n’y a pas de pluralisme, il ne faut pas attendre le trouver sur d’autres chaînes puisque le public concerné ne change pas. Les plus addicts passent des journées entières devant le même écran. Si, un moment distraits, ils s’adonnent à la conversation, ils répètent strictement les arguments de plateaux. Quant à une éventuelle diversification de l’information sur internet, on sait que les réseaux sociaux sont fréquentés avec une égale tendance à se conforter dans ses opinions.

On pourrait être enclin à ne rien voir de nouveau, en tout cas de différent de ce qui se passe en d’autres pays où des chaînes de télévision se mettent au service de candidats avec un parti-pris décomplexé. Rien de mieux que la propriété des médias pour les contrôler. Du coup les sondages paraissent un peu relégués par rapport au système Buisson mais toujours disponibles comme l’illustre la publication d’un sondage (une question en fait) dans le JDD du 18 juillet 2024. Une plébiscite pour une répression accrue de la délinquance.

« Sondage – 87 % des Français veulent que la justice soit plus sévère envers les délinquants ». L’article démarre par une contextualisation suggestive : « Alors que de nombreux crimes et délits en France sont perpétrés par des récidivistes, une enquête récente réalisée par l’institut CSA pour CNews, Europe 1 et le JDD montre que la plupart des Français sont en faveur d’une justice plus stricte à l’égard des délinquants ». Et de continuer par le rappel du dernier fait divers de l’attaque d’un militaire de l’opération Sentinelle le 15 juillet. Et encore d’insister sur l’origine congolaise de l’agresseur. Bref, le sondage dit ce que les commanditaires lui demandaient. Les commanditaires ? Le JDD, Europe 1 et CNews sont tous des médias de la galaxie Bolloré. Et le sondeur CSA ? Une autre propriété de Vincent Bolloré. Au cas où les sondeurs habituels rechigneraient à participer à l’opération, il n’ y a rien de mieux que de disposer de son propre « institut ». Patrick Buisson en aurait peut-être rêvé plutôt que de sous-traiter à un sondeur. La formule du cercle de manipulation reste la même. Avec de nouvelles possibilités. A quelles questions les sondés vont-ils répondre ? Leurs réponses seront relayées par les médias à la solde du même groupe, les politiciens invités à communier : l’opinion publique est avec eux (cf. Concentration horizontale : les médias Bolloré veulent plus de répression).

On aimerait exagérer le péril, n’être pas si proche d’un monde orwellien. Sans doute, notre critique est-elle succincte et pas au niveau d’un vrai travail scientifique. En la matière cependant, quand le processus sera plus encore avancé, que l’on aura mené avec une lenteur méthodique les recherches sur la concentration des médias et les effets des bulles médiatiques, il sera trop tard.

AG


[1Sur ce lien, cf. Olivier Beaud, Le savoir en danger. Menaces sur la liberté académique, Paris, PUF, 2021.

[2Gérard Noiriel, Le venin dans la plume. Edouard Drumont, Eric Zemmour et la part sombre de la République, Paris, La Découverte, 2021.

[3Zeev Sternhell, Ni droite ni gauche : l’idéologie fasciste en France, Paris, Seuil, 1983.

[4Ariane Chemin, Vanessa Schneider, « Derrière la percée du RN ? le fantôme de Patrick Buisson, idéologue d’extrême droite et chantre de la « guerre culturelle », Le Monde, 6 juillet 2024.

[5L’Humanité, 19 juillet 2024 ; Journal du Dimanche, 19 juillet 2024 ; Le Monde, 21-22 juillet 2024.

[6Gérald Bronner, La démocratie des crédules, Paris, PUF, 2013.

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