Rappelons que le Centre Levada, régulièrement présenté comme le dernier sondeur indépendant de Russie, est depuis 2016 enregistré officiellement par le régime russe au titre des organisations remplissant les fonctions "d’agents de l’étranger". Un classement "infamant" qui affecte de manière dramatique les possibilités de recherches sociologiques, d’enquêtes d’opinion de masse, de marketing, tant à l’échelle nationale qu’internationale, de la bouche même de son directeur [3]. On le croit volontiers.
Le régime russe est-il donc une confirmation de la thèse soutenue depuis 40 ans par les doxosophes français ? Manifestement non.
Le directeur du Centre prétend que les "données recueillies sont fiables". On aurait été surpris du contraire tant la question du journaliste invitait à cette réponse. Le sondeur et sociologue reste silencieux sur la méthode de recueil des données ou sur la constitution de ses échantillons. On imagine toutefois que le face-à-face est largement majoritaire voire exclusif, que le recours à internet, tant vanté et choyé par les sondeurs occidentaux est plutôt proscrit. Aucune précision n’est par ailleurs fournie quant à l’identité des enquêteurs. Pourtant...
Lev Goudkov : "Ceux qui assurent qu’on ne peut pas faire confiance aux sondages dans un régime autoritaire ou totalitaire, et que les gens ont peur de répondre, connaissent mal ces sujets. C’est souvent le cas des libéraux qui ont du mal à accepter qu’ils sont en minorité".
Les études quantitatives et les statistiques sont au fondement des sciences sociales, et de leur statut. Comment l’Observatoire pourrait-il l’ignorer et nier par définition leur utilité et leur apports en terme de connaissance (ce que racontent les marchands d’opinion sur la critique scientifique) ? Encore ne faut-il pas prendre, comme ils le font la plupart du temps, les chiffres au "pied de la lettre". Pour ne rien dire de leur autre naïveté qui consiste à croire les humains sur parole, et que celle-ci (en l’occurrence de courtes réponses présélectionnées à des QCM) est limpide et transparente.
Lev Goudkov ne partage assurément pas non plus une telle naïveté lorsqu’il évoque "le soutien de la population russe" à "l"opération spéciale" de Vladimir Poutine souligné par le journaliste.
Formellement, il s’établit autour de 75 %. Mais, selon moi, il serait plus juste de parler d’une absence de résistance – ou d’une absence d’opposition – que d’un soutien ou d’une bénédiction. Nous étudions le niveau de soutien déclaratif, mais aussi les émotions suscitées par tel ou tel événement. Or, nous constatons que l’« opération spéciale » suscite des sentiments contrastés. Il y a certes de la fierté, de la satisfaction, mais aussi, au même niveau et souvent chez les mêmes personnes, des émotions négatives : choc, confusion, dépression, désespoir, honte… Cela dénote une insatisfaction importante, voire de la mauvaise conscience, et aussi une conscience très claire que la guerre éclair de Vladimir Poutine a échoué.
Quant à la supposée "volatilité des sondés (ici les "opinions très changeantes"), rabâchée à longueurs d’élections dans les médias français, Led Goudkov persiste et signe : ne pas faire comme si les chiffres parlaient d’eux-mêmes.
Le Monde : Les opinions paraissent très changeantes. Les mêmes sondages montrent que 60 % des Russes soutiendraient Vladimir Poutine s’il déclenchait une nouvelle attaque contre Kiev, et que 75 % le soutiendraient s’il arrêtait immédiatement les hostilités…
Lev Goudkov : "Ces opinions sont guidées avant tout par le conformisme et l’identification à l’Etat. Dans une part importante de la société, l’idée qui domine est que l’Etat est un maître qui a toujours raison et n’a de comptes à rendre à personne. C’est une mentalité de sujet plus que de citoyen, qui repose sur la peur et la dépendance à l’Etat. L’Etat est aussi celui qui confère une identité : « Si l’Etat est fort, alors moi aussi, malgré la pauvreté, la corruption, l’humiliation… »".
Cette mise au point et petite leçon de méthode ne changera rien bien évidemment, ou si peu, y compris au Monde "accro" à la politologie sauce Cevipof. Les "fameux" décryptages et les conseils à la "bonne lecture" des sondages, délivrées par la plupart des journalistes et des doxosophes de métier, resteront des formules cosmétiques tant la manie de prendre des vessies pour des lanternes est irrépressible, et moins fatigant.