Si la presse française relaye et commente avec constance et régularité la popularité sondagière des politiques français et ses oscillations perpétuelles, elle manifeste plus de retenue concernant les politiques étrangers. Gageons que la qualité de l’information ne s’en porte pas plus mal. Il lui arrive cependant de céder à la tentation comme pour l’actuel président russe Vladimir Poutine, crédité à quelques jours du scrutin de la présidentielle de 70% d’intentions de vote par VTSIOM [1]. Son principal adversaire, Alexeï Navalny, a été écarté du scrutin en raison d’une condamnation judiciaire, orchestrée selon lui par le Kremlin. Et l’AFP d’en conclure : « Poutine détesté des Occidentaux, adoré en Russie » (11 mars 2018).
Peu de lecteurs auront sans doute été amusés par la publication d’un baromètre de popularité de Poutine depuis 1999 par le quotidien Le Monde dans son édition du week-end (11-12 mars 2018, cf. photo ci dessous). Il faut dire que la courbe courant sur deux pages n’est égayée par aucun commentaire humoristique.
Il ne s’agit que d’une banale courbe ponctuée par la chronologie des événements censés expliquer les fluctuations de la courbe. A peine sera-t-on un peu perplexe devant des niveaux se situant au-dessus de 80 %. Nos gouvernants en rêveraient. L’information devient plus intéressante pour peu qu’on échappe à l’amnésie qui l’entoure.
Se souvient-on en effet d’un temps pas si éloigné où les spécialistes des sondages en France nous expliquaient qu’il n’existait de sondages que dans les pays démocratiques, qu’en faire la critique c’était trahir des sentiments antidémocratiques et plus précisément contre le suffrage universel puisque les sondages étaient fondés sur le même principe. Parmi les plus distingués, Alain Lancelot, professeur à Sciences-Po avant d’en devenir le directeur, expliquait que critiquer les sondages c’était critiquer la démocratie [2]. Quant à Roland Cayrol, il avait des motifs plus matériels de soutenir que : « Le fait est là : le sondage est le produit de la société démocratique, et il a toujours été interdit dans les régimes totalitaires ». [3]. Enfin plus récemment, mais en moins distingués, Brice Teinturier de Ipsos, ou Bruno Cautrès du Cevipof (Sciences-Po) reprenaient les mêmes "éléments de langage" que leurs ainés [4].
Sauf à définir la Russie comme un pays démocratique, mais la Chine aussi, où l’on pratique des sondages sans élections, la preuve existe donc depuis longtemps qu’ils se sont trompés. Pire, ils ont enrôlés les médias dans leur erreur puisque un journal comme Le Monde peut publier ces baromètres comme n’importe lequel fait dans un régime parlementaire.
Ils ne se sont pas seulement trompés puisqu’ils ont stipendié les universitaires critiques des sondages comme des adversaires de la démocratie. On se souvient aussi de "l’école de la dénonciation" qu’ils dénonçaient alors suggérant des affinités plus compromettantes encore avec des temps tristes de l’histoire de France.
Il ne faut évidemment pas s’attendre à une contrition explicite sur l’erreur et encore moins sur la calomnie.
Quoi qu’il soit, il y avait au demeurant une question qui valait peut-être la peine d’être posée, mais qui, on ne s’en étonnera guère, ne l’a pas été. Qu’est-ce que l’"opinion publique" dans une "démocratie limitée" ou dans un régime autocratique ?
[1] Centre Panrusse d’étude de l’opinion publique, créé en 1987.
[2] Cf. « Sondage et démocratie », SOFRES Opinion publique, Gallimard, 1984, p. 257-267. Un "extrait" a été reproduit par Patrick Champagne, "De la doxa à l’orthodoxie politologique", Actes de la Recherche en Sciences Sociales, vol. 101-102, 1994. Voir ci-dessous.
Alain Lancelot : « Dans le procès fait aux sondages au nom de la démocratie, je me situe résolument du côté de la défense. Cela tient sans doute pour beaucoup à ma conception de la démocratie, qui est incurablement libérale. Quand j’étais étudiant de sciences politiques, au milieu des années 50, mes maîtres m’expliquaient qu’il y avait deux grandes conceptions de la démocratie, l’une fondée sur l’idée libérale telle qu’elle s’exprime dans la Déclaration des droits de l’Homme et du Citoyen, l’autre sur la pensée sociale d’inspiration marxiste. La première reposait sur le principe que les hommes naissent libres et égaux, la seconde sur celui qu’ils doivent être libérés. [...] Près de trente ans ont passé. Les constructions intellectuelles les plus savantes, diffusées par les auteurs les plus prestigieux, n’ont finalement pas résisté à l’épreuve des faits. [...] Mais la victoire politique de la démocratie libérale dans les nations d’Occident est loin d’avoir porté toutes ses conséquences au niveau du débat intellectuel. Beaucoup d’auteurs continuent de développer les mêmes thèses qu’au milieu des années 50, contribuant à instituer une norme culturelle, pour ne pas dire une idéologie dominante, dans les sciences sociales. Il n’est pas besoin d’être très grand clerc pour découvrir cette norme dans le débat sur les sondages d’opinion. [...] J’ai rappelé en commençant ma conception de la démocratie. C’est une conception qui repose sur la foi dans le suffrage universel. [...]. Les principales critiques formulées à l’encontre des sondages d’opinion pouvaient être également utilisées contre le suffrage universel. De fait, les mêmes arguments opposés de nos jours à la multiplication des sondages ont servi autrefois dans la critique de l’extension du suffrage. Dans les deux cas, on se méfie des « majorités silencieuses » au nom des minorités qui savent seules « ce que parler veut dire » : notables désespérés d’être privés du monopole de l’influence ou militants qui s’instituent porte-parole mais n’entendent pas rendre compte. [...] L’imposition de problématique que l’on reproche aux sondages vaut également pour les élections. [...] Et qu’on ne s’y trompe pas, les sondages ici ne sont qu’un prétexte. Derrière eux, les « élections-piège à cons » et les « élections-trahison » figurent une cible tentante : fondées sur la même logique individualiste qui inspire la démocratie des citoyens, elles répugnent profondément aux tenants de la logique collective, catégorielle, qui ne met rien au-dessus de la lutte des classes et se console de voir reculer la démocratie pourvu qu’on puisse la qualifier de populaire".
[3] Cf. Roland Cayrol, Sondages mode d’emploi, Presses de Sciences Po, Paris, 2000, p. 11.
[4] B. Teinturier : « Ce n’est pas un des moindres paradoxes que de voir certains acteurs politiques de gauche comme de droite, fervents démocrates au demeurant, fonder leur critique des sondages sur une tradition philosophique aussi profondément réactionnaire. La démocratie, au contraire, considère que la décision se forge non point dans la mystique d’un chemin intérieur mais dans l’échange avec l’autre, l’ouverture, l’information et la contradiction », Le Monde 7 novembre 2011 ; B. Cautrès : « Je rappelle toujours à mes étudiants que dans l’Espagne franquiste, il était interdit de réaliser de grandes enquêtes d’opinion », FranceInfo, 18 avril 2017.