observatoire des sondages

Régionales 2015 : comment banaliser l’extrême droite

mercredi 11 novembre 2015

La publication des sondages d’intention de vote et autres produits dérivés sur les régionales françaises (souhaits de victoire, motivations, etc.) se poursuit irrémédiablement, marquée par l’excitation grandissante des médias pour l’extrême droite. Comme on pouvait s’y attendre les multiples tares qui affectent les enquêtes (recueillies majoritairement en ligne) n’ont pas le moins du monde calmé leur addiction aux prophéties politiques des marchands d’opinions. Quand ceux-ci annoncent la victoire du FN leur plaisir est comme décuplé.

Le sondage TNS-Sofrès publié par le Figaro et Rtl (9 novembre 2015) et payé comme le précédent par la société One Direction ne déroge pas à la règle. Les opportunités de financer pour une entreprise privée un sondage susceptible d’être relayé amplement par la presse ne manquent pas. Pourquoi choisir alors de payer un sondage politique biaisé ? Par ignorance ?

Si c’est le cas, peut-être n’est-il pas encore trop tard pour inciter l’entreprise à faire des « placements » plus judicieux.

Rappels sur la méthode

Le recueil des réponses par internet est la pire méthode qui soit et a fortiori la moins fiable. Impossibilité de savoir avec certitude qui répond (femme, homme, enfant, cousin, voisin, etc. du prétendu sondé). L’échantillon est spontané donc non représentatif. Répondent les plus motivés. Si au final, dans le temps imparti à la collecte des réponses (généralement quelques heures) certaines sous-populations de l’échantillon présentent un effectif insuffisant par rapport à la population de référence (sexe, age, niveau de revenu, etc.) on lui applique un coefficient multiplicateur censé gommer la ou les distorsions et le tour est joué. Last but not least les sondés sont rémunérés. De la bouche même des sondeurs ces rémunérations (incentives), même faibles, sont censées corriger la surreprésentation des sondés les plus motivés à répondre. Corriger un biais par un biais supplémentaire ; il fallait oser y penser.

A propos de l’effectif

Le scrutin régional est comme son nom l’indique un scrutin local. Pour être statistiquement pertinente, l’extrapolation au niveau national doit respecter la taille de l’échantillon pertinent qui est lui aussi régional. Les questions (sauf la troisième non soumise aux sondés alsaciens) ont été posées à des sondés originaires des 13 nouvelles régions de métropole, soit une moyenne de 77 sondés par région, une (mauvaise) blague statistique.

A propos du questionnaire
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La première question visait sans doute à identifier, de manière élémentaire, une des composantes politiques du vote : vote sanction contre le gouvernement ou de soutien au gouvernement. Le sondeur a toutefois oublié de demander au préalable si le sondé comptait aller voter. Curieux « oubli », d’autant que l’abstention n’est pas, ou plus seulement, le monopole des citoyens politiquement incultes. Autrement dit l’abstention peut également être une attitude protestataire. Conscient, sans doute, du simplisme de l’alternative, le sondeur a cru bon d’y ajouter l’option ni l’un ni l’autre (on appréciera l’effort), à savoir : le vote non motivé par l’opinion à l’égard du gouvernement. Problème : on n’en saura pas plus. La motivation des 45% de sondés qui ont choisi cette option demeure donc un mystère. Etrange étude qui prétend vouloir connaitre la motivation des sondés et abandonne en chemin presque la moitié d’entre eux.

La connaissance même la plus élémentaire des institutions publiques n’est pas la chose la mieux partagée. Les sondeurs s’en souviennent parfois, dans le cas présent, en interrogeant les sondés sur la couleur politique de leur région respective. C’est la deuxième question du sondage.

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En France métropolitaine (objet de l’enquête) la gauche a remporté 21 des 22 régions lors des élections régionales de 2010. Seule l’Alsace a été gagnée par la droite. Des résultats qui ne surprendront pas les politistes et les sociologues. Ils n’ont pas dissuadé pour autant le sondeur de proposer aux sondés de faire un diagnostic sur les conséquences selon eux d’un changement de majorité dans leur région (questions 3 et 4). Plus exactement d’une victoire de la droite dirigée par le parti Les Républicains (question 3 ) et d’une victoire de l’extrême droite dirigée par Le FN (question 4).

Voilà les sondés transformés en devin de la gestion de la vie politique régionale. On imagine sans peine l’intérêt et la valeur de leur réponse au regard de l’ignorance révélée à la question n° 2. Plus largement on peut douter qu’une bonne partie d’entre eux dispose des compétences pour esquisser un début de réponse un tant soit peu argumentée. C’est sans doute pour cette raison que l’effort "d’imagination" demandé par TNS-Sofres, qui a tenu à ménager aussi la fierté des plus ignorants, a été "minimal".

- Est-ce que pour des citoyens comme vous le changement de majorité changerait les choses (en bien ou en mal) ?

- 57% estiment qu’un basculement à droite (Les Républicains) de leur région “ne changeraient pas les choses” contre 43% (20% que ces "changements iraient dans le “bon sens" ; 15% dans le mauvais sens ; 11% ignorent dans "quel sens").

- Les scores en cas de basculement à l’extrême droite (FN) pour ainsi dire s’inversent : 66% estiment que cela changeraient “les choses” (24% dans le "bon sens" ; 31% dans le mauvais sens ; 11% ignorent dans quel sens) et 34% non.

"Changerait les choses" ? On cherchera en vain ce que cachent "ces choses" évoquées par le sondeur ? A l’image de la dernière question du sondage qui par les choix des termes, pour le moins singuliers sans la moindre explicitation, appartenant à des registres psychologisants différents, autorisent toutes les confusions, toutes les approximations et toutes les interprétations. Autrement dit, le degré zéro de l’enquête par sondage.

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L’indifférence à la victoire du FN peut-être une indifférence à l’institution régionale plutôt qu’au FN lui-même et à son idéologie. Qu’elle soit dirigée ou non par l’extrême droite ne change donc rien à l’indifférence qu’elle suscite. Autre point, que recouvre pour le sondeur et pour les sondés le terme normal ? Normal par rapport à quoi, à qui ? « Normal » parce qu’on estime que le FN comme toute formation politique légale participant au jeu électoral peut-être amenée à être élue et donc à diriger des institutions politiques, quitte à le déplorer ? Ou « normal » parce qu’on est soi-même un sympathisant d’extrême-droite et que l’on trouve « normal » (et que l’on soit content) de voir ainsi le FN accéder à des postes électifs ? On ne le saura jamais. On ne saura jamais non plus pourquoi le sondeur a opté pour l’euphémisation en cas d’accès du FN à la tête d’une ou plusieurs régions : la gêne. Seule option « négative » (défavorable) au FN proposée au sondé. De la gêne seulement ? Et pourquoi pas de l’inquiétude, de la peur... de la colère ?

On peut parier que le Front national ne trouvera pas grand chose à redire à cette « enquête » tant elle s’accorde avec son entreprise de dédiabolisation et de banalisation idéologique. Il n’est plus qu’à attendre et à observer les lésions occasionnées par un tel breuvage lorsqu’il est bu par un éditorialiste doxophile.

Le magazine Challenges nous en donne un premier aperçu :

« Même pas peur » clame un de ses journalistes en guise de présentation du sondage (Challenges, 9 octobre 2015). Souvenirs d’enfant et écho lointain d’une expression employée par bravade pour tenter de masquer la douleur et se montrer fort alors qu’on a mal ? Plus surement conte à dormir debout, fanfaronnade et cynisme populaires (« on m’la fait pas à moi ») [1]. L’auteur décide en effet que l’enquête de TNS apporte la démonstration que « les Français ne redoutent pas la victoire du FN aux régionales », « 52% » pour être précis. Comment obtient-il ce chiffre ? Par un coup force « classique », en additionnant les 17% d’indifférents et les 35% de « normal » supposés en tout point synonyme et exprimant le même sentiment. Et pourquoi ce tour de passe-passe ? Non pas tant pour se réjouir de la victoire annoncée du FN mais pour fustiger l’échec de la stratégie de Manuel Valls de dramatisation du scrutin. Premier ministre, à qui il conseille (Manuel Valls lui-a-t-il demandé ?) de : « Laisser le FN avoir les élus qu’il mérite, les voir à l’œuvre, contempler la contamination concomitante de la droite par l’extrême droite... Avec cette stratégie, la gauche se donne le moyen de (re)mobiliser les électeurs de bonne volonté, de gauche et d’ailleurs, afin qu’ils (re)prennent conscience de la réelle nature du danger. Autrement dit, en vue de 2017, voir le FN prendre le Nord et/ou PACA serait un phénomène doublement vertueux ».

Misère de la politologie. On comprend un peu mieux pourquoi tant de journalistes fréquentent et aiment les sondeurs et autres conseillers en manipulation. Peut-être n’est-il pas encore trop tard pour la rédaction de ce journal, comme bien d’autres, d’envoyer certains journalistes en formation continue pour acquérir une compétence minimale en science politique.


[1Sur la notion de cynisme populaire cf. Richard Hoggart, La culture du pauvre. Étude sur le style de vie des classes populaires en Angleterre, Paris, Minuit, 1970.

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