Certes, la fiabilité des sondages dans les pays totalitaires est toujours douteuse, préviennent-ils. Comme dans leur propre pays, cela ne les empêche pas de citer des chiffres après une mise en garde – « ce n’est qu’un sondage ». Et peut-être faut-il faire des différences. Ainsi, le Centre analytique Levada [1] est-il cité comme indépendant ou « le plus indépendant ». La curiosité est en effet portée à l’extrême : qu’un dirigeant politique fasse une faute stratégique et morale semble imaginable mais qu’un peuple le soutienne dans sa grande majorité, inquiétant, dérangeant, scandaleux, incompréhensible. On cherche à minimiser. Mais peut-on se passer de chiffres ? Alors on ose faire une comptabilité entre ceux qui soutiennent, ceux qui désapprouvent et ceux qui sont apathiques, entre les gens des grandes villes et ceux des campagnes, etc. Et l’on cite des chiffres à l’unité près, même après la précaution d’usage : 15 %, 12%, 50%. Il en manque mais qu’importe. Un jour plus tard, les mêmes chiffres sont cités sans mise en garde. On ne va quand même pas se priver de chiffres. Une amorce sur des grands panoramas sur l’âme russe, sur Dostoïevski, etc. Il faut bien alimenter les débats.
Plutôt que de se demander si les sondés russes sont ou ne sont pas de telle ou telle opinion et s’ils bénéficient des conditions de liberté pour les exprimer, il faudrait se demander qu’est-ce que l’opinion en temps de guerre et s’il s’agit même d’opinion. Juger la politique de son pays dont les soldats meurent, dont l’issue du conflit va commander son propre sort, ce n’est pas répondre à une question sur la politique du gouvernement en quelque matière que ce soit, ou sur l’opinion favorable ou défavorable que l’on a de telle ou telle personnalité. Ce n’est évidemment pas un hasard si, dans un premier temps au moins, les guerres ressoudent les peuples en une sorte d’union sacrée. On les déclare aussi pour cela. On peut être contre la guerre mais on préfère forcément la victoire quand la perspective d’une défaite serait si préjudiciable à tous et donc à chacun. D’ailleurs critiquer les chefs n’est-il pas vouloir la défaite et donc trahir ? De toute façon, on n’a pas le choix, se convainquent aisément ceux qui peuvent être sollicités. Cela nous renvoie à un doute sur les sondages des pays démocratiques : pour obtenir des réponses, ne s’adressent-ils pas plutôt qu’à un souci abstrait de s’exprimer à la croyance que la publication de son opinion va avoir des effets. Sinon, à quoi bon ?