Si les religions ont finalement échappé à la certification « 100% pure conspiration », l’enquête n’a toutefois pas ménagé ses efforts pour stimuler, si elle leur faisait défaut, l’imagination des sondés, et mettre à rude épreuve leur bonne volonté. Gageons que la contrepartie offerte a été à la hauteur du « sacrifice » demandé.
D’autres théories leur ont été proposées. Elles sont curieusement absentes de la liste spécifique des « énoncés conplotistes » (11 au total) qui fait office d’indicateur du complotisme. Au côté du génocide des juifs (mentionné précédemment) on trouve pêle-mêle : la méfiance à l’égard des scrutins électoraux, les attentats du 11 septembre 2001, l’immigration, le réchauffement climatique, etc. « L’ingrédient complotiste » fait parfois clairement défaut. C’est sans doute pour cette raison que quelques insinuations distillées dans les questions se chargent de (re)mettre les sondés égarés sur le « bon chemin ». Manier l’insinuation dans une enquête sur les théories du complot, voilà qui ne manque pas de sel.
Mais « l’enthousiasme » du sondeur ne s’arrête pas là. Sur le 11 septembre par exemple, ou l’immigration [1] propos raisonnables ou moralisant jouxtent visions conspiratives ou xénophobes. Les réponses multiples ou les « nuances dans l’adhésion » (cf. infra) sont possibles sur l’immigration, pas sur le 11 septembre. Pourquoi un tel salmigondis ?
De telles incohérences et disparités de traitement affectent bien évidemment les résultats. Leur ampleur pourrait surprendre. Du moins si l’on croit les sondeurs quand ils jurent que la concurrence sévère entre eux est un puissant antidote contre la mauvaise qualité de leur production. Un sondeur ne saurait réaliser des sondages de mauvaise qualité de crainte de voir la concurrence en profiter. Sauf que la concurrence, réduction des coûts oblige, publie elle-aussi des sondages à la qualité douteuse. Le risque est donc nul, les sondages douteux peuvent continuer à pulluler.
Pratiques manipulatoires : un peu, beaucoup, passionnément ?
La mesure de la crédulité des sondés face aux théories du complot repose classiquement sur le principe de la vieille échelle de Likert réduite certes au minimum mais qui permet à peu de frais l’expression de leur degré d’adhésion. On touche là l’un des points les plus fantaisistes et critiques du sondage. Cette méthode rustique est utilisée fréquemment dans les enquêtes de satisfaction. Elle est totalement inadaptée pour mesurer des distinctions significatives entre les degrés d’accord ou de désaccord à des propositions un peu complexes ou sensibles.
Illustration : que signifie précisément être plutôt d’accord avec : « le ministère de la santé est de mèche avec l’industrie pharmaceutique pour cacher au grand public la réalité sur la nocivité des vaccins » ? Les sondeurs le savent, en privilégiant cette réponse des sondés peuvent vouloir exprimer des doutes. Lesquels ? Le sondeur s’en moque. Tant pis. C’est ce qui la différencie néanmoins d’un « tout à fait d’accord avec ». Le sondeur s’en moque là aussi et fait comme si les deux types de réponses n’en était qu’une, il les additionne. « L’échelle de Likert » est donc un leurre [2]. Il fallait oser, mais les coups de force sont rarement subtiles. La manipulation ne s’arrête pas là. Impossible pour les sondés de ne pas se prononcer ou d’opposer leur ignorance (NSP), d’échapper ainsi à la logique binaire D’accord/pas d’accord, j’y crois j’y crois pas. Y compris pour les sondés qui n’avaient jamais eu connaissance des théories complotistes avant le sondage. La justification de ce bricolage singulier est un modèle du genre (en résumé) :
le « ne se prononce pas ne fait pas sens et ne s’impose pas ». Autrement dit : « circulez y a rien à voir ».
« On peut donner son avis sur quelque chose dont on ne soupçonnait pas l’existence avant d’en entendre parler ». Certes, on peut aussi s’interroger sur le sens et la valeur de ces « avis minute », mais cela semble hors de portée des auteurs de l’enquête.
Le sondeur croit-il à ce qu’il dit, ou prend-il les gens pour des imbéciles ? Avec les professionnels de la doxosophie difficile parfois d’être certain. Laisser les sondés « libres » de ne pas se prononcer ou d’avouer leur ignorance, qu’elle qu’en soit la raison, n’était bien sûr pas hors de portée de l’Ifop. Par « ce choix méthodologique », un questionnaire piégé, le sondeur soigne ses statistiques, contrefait l’opinion. La réputation de certains agents du FBI ou policiers de la Brigade des stupéfiants qui, faute de preuve pour accuser un suspect, se déguisent eux-même en revendeurs de drogue afin de créer un flagrant délit, est toujours intacte parmi les sondeurs. Ils seront peut-être contents de l’apprendre.
Ceci n’est pas un thermomètre
La liste de onze « énoncés complotistes » concoctée arbitrairement, est un élément clé du dispositif de l’enquête. Elle est censée fournir une indication sur la gravité du complotisme dont serait éventuellement atteint les sondés. Plus un sondé cumule « d’énoncés complotistes » plus la « contamination complotiste » dont il souffre est grave [3] Difficile de faire plus simple et plus clair.
Que les adeptes du positivisme dans son acception la plus triviale se retrouve surtout parmi les doxosophes n’est pas une surprise. Ils n’ont toujours pas compris que la conversion de déclarations (ou d’énoncés complotistes) en valeur nominales d’unités comptables ne faisait pas disparaitre pour autant leurs différences de contenu, d’intensité, de sens. Les additionner constitue donc toujours un coup force (un de plus) qui dans le cas présent, vu les biais et manipulations, disqualifie irrémédiablement l’instrument. Puisque les sondeurs semblent goûter la trivialité, ce petit rappel : on ne mélange pas les torchons et les serviettes sous prétexte qu’on essuie avec les deux.
Conclusion : le thermomètre présente des risques sérieux de contamination complotiste. Heureusement pour les sondés, cette contamination n’est pas mortelle. On ne peut qu’imaginer qu’ils se moquent bien d’être étiquetés complotistes. Ce n’est qu’un sondage. Et ce qu’on y raconte n’engage à rien. Les sympathisants de J-L. Mélenchon ou de Marine Le pen, peut-être moins. En effet, les sondés auto-déclarés sympathisants de ces deux personnalités politiques seraient au même titre que les jeunes de moins de 35 ans les plus perméables aux thèses complotistes. Des conclusions qui ont fait le bonheur de la presse, confirmant sa perméabilité aux fake news.
Sans surprise en effet, une majorité de la presse écrite et audio-visuelle n’a rien dit. Plus exactement n’a rien vu. Car si, « bien sûr », elle a en parlé et beaucoup, et en parle encore. A coup de titrailles et d’annonces sensationnelles. La campagne de presse, le « tapis de bombes » amorcé par les commanditaires a été efficace impossible d’y échapper.
La presse n’a-t-elle vraiment rien vu ? C’est probable [4]. On sait que le recrutement des journalistes professionnels ne s’effectuent pas sur leurs compétences en sciences sociales, et que les sensibilités à la critique scientifique de la doxosophie constitue même un handicap dans le métier tant sondeurs et médias sont entremêlés. Et cette fake news sur le complotisme n’indique rien de bon.