Gouverner c’est aussi faire coexister ou cohabiter des personnes qu’a priori tout, ou presque, sépare. Sur ce point les sondeurs ont une recette "bien à eux", que n’ont pas manqué de s’approprier la presse et tous les dirigeants politiques, toujours prompts à en appeler à l’unité nationale, qui plus est lorsqu’ils sont impopulaires.
La mixture des sondeurs n’a rien de très original et c’est l’un des principaux vices de fabrication. Elle repose sur le postulat selon lequel les réponses identiques à leurs questions s’expliquent pour des raisons identiques chez tous les sondés. Avec une telle vision il n’est dès lors plus difficile de décréter que des agrégats disparates de personnes interrogées forment des majorités compactes et cohérentes, surtout si les questions posées sont simplistes et les choix de réponses floues, ce qui est une constante de quasi tous les questionnaires des enquêtes par sondage. De la fabrication de majorités, à la pertinence "fragile", à la manipulation, la frontière est ténue, la franchir est donc, si ce n’est une tentation permanente, un jeu d’enfants. Une série de sondages sur la loi Macron, du nom du ministre de l’Économie, adoptée "dans la douleur" à la fin du mois février 2015 fournit une bonne illustration de cette constante du travail sondagier.
Rappel des faits
Lassé par le débat parlementaire, les velléités d’amendements et les réticences d’une partie des députés socialistes, les "frondeurs", le gouvernement de Manuel Valls a eu recours à la procédure du vote bloqué pour faire adopter le projet de loi. François Hollande a justifié ce passage en force par les résultats de sondages attestant du souhait des Français de voir la loi rapidement adoptée : « Il faut entendre ce que demandent les Français. Qu’est-ce qu’ils demandent ? Que le pays change, que le pays réussisse [...] Il y a un moment où si les parlementaires ne font pas ce que veut le pays, il y a une forme de défiance qui s’installe » (AFP, 21 février 2015).
Pas un mot bien entendu sur un autre sondage désapprouvant majoritairement le recours à la procédure du 49-3 (cf. Odoxa-I>télé, 20 février 2015). Rien que très "normal" pour un politique qui voulait que sa présidence le soit, normale.
"Les Français" d’accord/pas d’accord avec les parlementaires
Sur les sondages proprement dits, réalisés respectivement par Odoxa-LTi Consulting et l’Ifop-Fiducial, publiés par Les Echos et Radio-Classique le 25 janvier et par Paris-Match le 27 janvier, 61% et 62% des sondés se déclaraient favorables aux dispositions "les plus connues de la loi Macron" : l’élargissement du droit d’ouverture des commerces le dimanche, le développement de l’offre des autocars et la réforme des professions réglementées. Une « petite » nuance. Faut-il préciser que le projet de loi ne se limitait pas aux trois dispositions vaguement évoquées dans les deux enquêtes ? Mais l’on sait depuis longtemps, bien avant le "succès" des sondages, qu’une connaissance approximative des choses voire leur ignorance n’est pas toujours un obstacle chez les être humains pour exprimer une "opinion", et moins encore, lorsqu’on les paye pour le faire, même un peu, comme pour les sondages en ligne.
Quant à la qualité de cette opinion...
Comme toujours en pareil cas aucun commentaire n’a voulu tenir compte de ce "détail", les commentateurs préférant tous souligner que "gauche" et "droite" (les sondés) confondues étaient majoritairement d’accord avec la loi, contrairement aux parlementaires (cf. par Le Monde 17 février 2015). Odoxa dans son questionnaire, proposant explicitement aux sondés de se substituer aux parlementaires et de voter à leur place. Remplacer les parlementaires par un échantillon de sondés rémunérés ? Les sondeurs y songent manifestement. Mieux vaut en rire.
Quoi qu’il en soit personne n’a interrogé cette convergence en trompe-l’œil mêlant dans un ensemble des sondés "de droite", sensibles aux revendications des principaux syndicats patronaux reprises en partie par les dispositions de la loi Macron, et des sondés "de gauche" favorables à son adoption non pas tant pour les dispositions qu’elle contient que parce qu’elle émanait "tout simplement" d’un gouvernement socialiste. Parler de "majorité des Français" relève alors de la profession de foi politique. Venant des gouvernants, même si l’on peut le déplorer, c’est de "bonne guerre", c’est leur métier, quant au "reste" ce n’est pas sérieux.
Une semaine après l’adoption de la loi, Odoxa revenait sur l’épisode du vote bloqué et l’attitude des députés socialistes frondeurs, refusant de s’associer à la droite parlementaire lors du vote de la motion censure sans pour autant cautionner le texte de loi. Une majorité des Français (comprendre des sondés) affirmait le sondeur, soutenait ces députés devenus même par cette attitude très populaires (Odoxa-Le Parisien, 1 mars 2015).
65% des sondés, par exemple jugeaient "normal" que "ces députés s’opposent au gouvernement et qu’ils donnent leurs avis s’ils estiment notamment que les décisions gouvernementales ne sont pas assez de gauche". Et le sondeur de conclure : "Les Français jugent légitimes les positions des frondeurs et respectent leur intégrité politique, même s’ils ne partagent pas nécessairement leurs convictions". Difficile de savoir si Gaël Sliman, le président d’Odoxa auteur de ce commentaire, avait décidé de faire l’idiot. Le pourcentage des sondés "de droite" à l’égard des frondeurs aurait dû l’alerter. En effet 72% d’entre eux, soit 10 points de plus que les sondés "de gauche", jugeaient l’attitude de ces députés "normale". Gageons que s’il s’était agi de députés de droite face à un gouvernement de droite ce pourcentage aurait été bien moindre, voire minoritaire. Autrement dit la popularité et le soutien d’une partie au moins des sondés "de droite" n’avaient pas grand chose à voir avec les convictions et l’attitude présente des frondeurs mais plus avec le fait qu’ils s’opposaient à un gouvernement avec lequel eux-mêmes ne sont de toute façon pas d’accord.
Des majorités ? Certes. Quant au contenu de ces majorités....