La presse française qui donne elle même un large écho à ces réseaux a fini par accorder un peu d’attention à quelques uns de ces nouveaux prophètes - histoire peut-être de redonner un peu d’allant à une campagne électorale qui n’en finit plus. Principal attrait de ces prédicateurs, ils annoncent des résultats qui tranchent singulièrement avec ceux des majors des sondages. Surtout pour des entreprises de marketing et de publicité créées récemment.
Quitte à se démarquer des sondeurs, autant renoncer à leurs méthodes. C’est sans doute sur ce point que la différence est la plus aisée à faire. Qu’il s’agisse de Multivote, de GOV (une application destinée avant tout au smartphone), ou même de Filteris (société canadienne fondée en 2002, associée en France avec Euromédiation), aucun échantillon représentatif, aucune population de référence spécifique. S’exprime qui veut... et qui peut, il faut “juste” disposer d’un terminal informatique (ordinateur ou smartphone). Pour Filteris pas de site dédié, le web (Twitter, Facebook, reddit, etc.) est son “graal”. En résumé “c’est le poids numérique qui compte" (Jérôme Coutard, Pdg de Filteris, L’Express, 9 mars 2017).
Aucun de ces nouveaux entrants ne revendique cependant la représentativité des opinions ou intentions qu’ils disent mesurer, du moins celle que revendiquent les sondeurs. A l’exception du co-fondateur de GOV : “Après deux ans d’existence, on s’est rendu compte que c’est la masse qui fait la représentativité” (Bobby Demri, Le Parisien, 28 janvier 2017). Une manière de rompre avec la représentativité dont on croyait les principes statistiques bien établis depuis plus d’un siècle.
Autre point qui “fâche”(pour Filtéris-Euromédiation), la méthode de calcul du poids et de la “nature” du “buzz médiatique” d’un candidat demeure inconnue. Sans même évoquer les sérieux doutes qui existent depuis toujours sur la possibilité des algorithmes d’appréhender la polysémie des termes ou le sens même des millions de messages des internautes, la réponse du responsable de la société rappelle celle des sondeurs : “secret industriel” (L’Express, 9 mars 2017). Concurrence oblige on l’aura compris. En outre si la conversion en intentions de vote n’est pas explicite elle est très largement suggérée. La critique d’Emmanuel Rivière (Kantar) prête à sourire : "Cette tentative de nous faire passer pour des ringards avec une méthode qui reste à mettre sur la table pose un petit problème de transparence" (France info 27 mars 2017). On rappellera que malgré la réforme d’avril 2016, les sondeurs, OpinionWay mis à part, refusent toujours à ce jour de révéler les redressements qu’ils font subir aux intentions de vote avant leurs publications. Un refus que le sénateur Jean-Pierre Sueur, l’un des principaux artisans de la réforme avec Hugues Portelli, a déploré récemment dans une tribune du Monde (30 mars 2017).
Ces défauts rédhibitoires n’empêchent nullement ces nouveaux prédicateurs de vanter les qualités de leurs produits. Comme les sondeurs, ils demandent qu’on leur fasse confiance. Notamment quand ils donnent François Fillon vainqueur de la présidentielle ou créditent Jean-Luc Mélenchon d’un score sans commune mesure avec ceux des sondeurs (cf. Par exemple "Présidentielle 2017 : les analyses data montrent une vraie percée de Jean-Luc Mélenchon", Entreprendre, 8 février 2017) ou ("Fillon finit la semaine en forte hausse", Valeurs Actuelles, 31 mars 2017). En effet tous prétendent, que les deux candidats sont sous-estimés par les sondages. De quoi rassurer ou combler d’aise leurs partisans respectifs et bien sûr d’entretenir des soupçons.
“Ce n’est pas le même tiercé que l’on peut voir avec les instituts de sondages. Nous pensons aujourd’hui que nous sommes plus proches du sentiment des gens qui sont mobilisés et quand on dit mobilisé c’est ceux qui vont aller voter”, déclare Xavier Juredieux Pdg de Multivote, à BFM TV (28 mars 2017). On appréciera le “coup force” sémiologique du communicant qui assimile ceux qui s’expriment sur son site à tous les électeurs français.
“Vient sur Gov qui veut c’est pour ça que je vois émerger des opinions que vous ne voyez pas vous dans les médias”. Et de rajouter, “je considère que François Fillon a encore d’énormes chances de gagner la présidentielle en 2017”. (Bobby Demri, BFM TV, 28 mars 2017).
Le Pdg de Filtéris est plus prudent, échaudé sans doute par ses prédictions fantaisistes lors de la primaire de la droite (large surestimation de Fillon) et de la gauche (Valls donné gagnant au premier tour) : “grosso modo, une à deux semaines avant une élection, on arrive à être au même diapason avec les sondages traditionnels" (Express, 9 mars, 2017).
Ce n’est en définitive ni plus ni moins que la version “21è siècle” des votes de paille (straw vote), contre lesquels les sondages se sont imposés à partir des années 30 (20è siècle) aux USA, et sans difficulté au regard du fiasco retentissant du Lietrary Digest à l’élection américaine de 1936 [1]. Une régression en somme. Vous avez dit moderne ?
Le bluff de ces nouveaux prophètes n’a échappé ni à la presse ni aux sondeurs. Ces derniers n’ont pas manqué de relever immédiatement l’absence totale de représentativité des mesures présentées : “les soutiens de François Fillon y vont pour appuyer la candidature de leur candidat, pour le mettre davantage en lumière". Mais c’est tout l’inverse de ce qui est réalisé dans les intentions de vote”. Yves Marie Cann, Elabe, BFM TV (28 mars 2017). Mais les sondages d’intention de vote des sondeurs étant majoritairement effectués par internet la représentativité des échantillons spontanés avant d’être redressés est-elle si bien assurée ?
A y regarder d’un peu plus près, concurrence et commerce obligent, le défaut de représentativité ou l’opacité ne sont peut-être déjà plus si rédhibitoires pour les sondeurs qui commencent à enrichir leurs intentions de vote d’extraits du "big data", comme dans le cas ci-dessous de mesures quantifiées de l’émotion suscitée par Jean Luc Mélenchon. Ringards les sondeurs ? (Cf. Odoxa-Denstsu-Consulting Le Point, 31 mars 2017).