observatoire des sondages

Naissance de la doxosophie

jeudi 20 juin 2013

L’élection présidentielle de 1965 a été l’occasion de la prouesse prédictive qui a révélé les sondages aux Français comme cela avait été le cas aux États-Unis en 1936. Non point que les sondeurs français, en l’occurrence Georges Stoetzel, ne l’ait tentée auparavant. Mais pour le référendum sur le projet de constitution d’avril 1946, l’Institut Français d’Opinion Publique (IFOP) s’était trompé en annonçant le « oui » vainqueur. En 1965, ils étaient deux sondeurs (l’IFOP et la SOFRES créée en 1962) à tenter la performance. Contre toute attente, les deux sondeurs annoncèrent le ballottage du général de Gaulle. Au soir du 5 décembre, le verdict confirmait. Le succès des sondages était dès lors assuré.

Cet épisode bien connu cache une suite tout aussi intéressante. Le général de Gaulle fut convaincu de faire campagne pour le second tour à la différence du premier où il s’était contenté d’une intervention solitaire à la télévision. Comme on lui reprochait sa distance au peuple, il lui fallait changer cette impression. Le succès tout frais des sondages amena donc un nouveau dispositif d’intervention entre le président sortant et le journaliste Michel Droit, choisi pour mener l’entretien avec la garantie d’une sympathie évidente. Le premier entretien s’ouvrait le 14 décembre 1965 par un long préambule aujourd’hui oublié et pourtant fort édifiant :

« Mon général, c’est la première fois que vous acceptez de répondre sur l’écran de la télévision aux questions d’un journaliste. Je voudrais donc essayer de vous poser les principales questions que la plupart des Français, ceux qui s’apprêtent à voter pour vous comme ceux qui s’apprêtent à ne pas voter pour vous, aimeraient vous poser s’ils étaient à ma place ce soir. Et je dirais même aimeraient vous poser depuis bien avant, fort longtemps, bien avant que la campagne pour la désignation du président de la République ne soit engagée  » [1].

Comment le journaliste connaissait-il les questions que les Français aimeraient poser ? Il ne le disait pas et la plupart des téléspectateurs ne se posaient pas la question. Il ne faisait même pas allusion au sondage qui fondait son propos. Cela nous paraît rétrospectivement évident parce que les témoins l’ont confié et parce que la méthode est devenue banale. On la devine à ces termes de Michel Droit qui invoque « ceux qui s’apprêtent à voter pour vous et ceux qui s’apprêtent à ne pas voter pour vous », une manière tarabiscotée d’évoquer des intentions de vote et plus largement un échantillon représentatif. En suggérant que ce sont de vieilles préoccupations, le journaliste néophyte conçoit manifestement l’opinion comme une réalité profonde. Cette conception lui convient aussi.

Il est en effet frappant, au spectacle de cet entretien célèbre, de redécouvrir la tonalité d’un préambule où le journaliste, aussi connu soit-il, paraît presque voler la vedette au général de Gaulle. Il n’est pas modeste. Il n’est pourtant pas douteux que le général de Gaulle a accepté cette entrée en matière. On peut imaginer que la nécessité de « faire du neuf » l’a convaincu. Ce n’est pas une conférence de presse. Que le générale de Gaulle ait complètement approuvé est moins sûr à en juger par une réponse caustique :

« Cher Monsieur, il est vrai que c’est la première fois depuis longtemps que j’ai le plaisir de m’entretenir avec un journaliste en particulier, si j’ose m’exprimer ainsi car il y a beaucoup de gens qui nous voient et nous entendent. Très souvent j’ai eu devant moi des journalistes par centaines mais enfin, il est vrai que cette fois, en voilà un » [2].

La mise en avant de l’interviewer dans des circonstances aussi graves se confond avec l’autopromotion d’un journaliste que sa sympathie gaulliste désigna à la presse satyrique. En l’occurrence, il n’oubliait pas de se servir en servant. Elle était surtout une promotion professionnelle du journalisme appuyé par les sondages. Quel était en effet le titre de légitimité d’un journaliste face à un dirigeant élu, et en l’espèce prétendant à la légitimité historique, sinon le peuple et, pour prétendre l’exprimer, les sondages. On peut ainsi comprendre le préambule de cette intervention télévisée comme l’acte de naissance de la doxosophie. Il inaugurait une longue histoire où le crédit du journaliste est fondé sur ces sondages qui les autorisent à parler pour le peuple. Un échange de services bien compris qui dure toujours.

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