observatoire des sondages

Tentative de putsch sondagier

mercredi 14 mars 2012

L’affaire était soigneusement réglée. Après des mois de titres sur la remontée de Sarkozy, fondés sur des sondages qui ne montraient rien de pareil, on allait bien voir. Après une déclaration de candidature sans effet, le temps pressait. Un meeting de lancement de campagne devait servir de tremplin à cette reconquête tant annoncée et jamais commencée. Parler de putsch est peut-être trop fort puisque l’affaire n’a pas été montée avec le soutien d’une armée coloniale – une vraie raison d’optimisme - mais seulement dans le cerveau de spin doctors (conseillers en manipulation) et avec la complicité consciente ou inconsciente d’une bonne partie de la presse. Mais à y regarder de plus près, le scenario est moins celui d’un storytelling, dont les spin doctors se réclament, que celui d’un putsch.

Le meeting de Villepinte était le « pseudo événement » qui devait servir de déclencheur. Un sondage était commandé à l’Ifop, principal fournisseur de push polls de l’Elysée [1]. L’enquête commençait immédiatement à la clôture du meeting. Autrement dit s’il y avait une évolution dans les intentions de vote, ce serait son résultat. En toute rigueur, il aurait fallu attendre quelques jours pour qu’un événement ait une conséquence sur les perceptions et préférences mais là, on était trop pressé. En 24 heures, plus de 1600 personnes furent sondées. Par téléphone et internet.

« Divine surprise » comme le dit Charles Maurras à l’avènement de Philippe Pétain, lors d’un autre coup d’Etat, le président sortant passait devant le challenger socialiste. Dès lors la presse se déchaînait. Enfin un changement dans une campagne décidément trop morne. Surtout pour les médias dont les propriétaires sont des amis du président à moins que le président y ait placé ses fidèles. Sur France 3, le candidat socialiste fut confronté aux chiffres du premier tour dès le journal du soir. Il ne fut pas assez réactif pour demander quels étaient les chiffres du deuxième tour (mais n’aurait-on pas dit qu’il était mauvais joueur ?), mais l’était suffisamment pour plaider en faveur du vote utile et puis, faut-il ajouter, son long cavalier seul en tête des sondages le laissait encore dubitatif. Quant au commentateur de l’Ifop, Frédéric Dabi dont les commentaires fleurent depuis longtemps le bon militant UMP, il évoquait immédiatement un « effet Villepinte ». Le sondage ayant été fait en suivant, l’explication était dans le tempo. En dépit de tout sérieux intellectuel. Un tel sondeur ramène la causalité à la préhistoire de la science. Dans tous les articles de presse, les commentaires n’étaient pas plus pertinents. Ils entonnaient un vague air de storytelling sur la remontée de Nicolas Sarkozy, qui passait devant François Hollande pour la première fois. Très importante, la première fois…

Quelques exemples :

- « Un sondage relance le match entre Hollande et Sarkozy » (AFP, 13 mars).

- « Pour la première fois, un sondage donne Sarkozy gagnant contre Hollande  » (BFMTV, 13 mars). On remarquera que le titre est faux puisque selon le sondage Ifop, François Hollande continuait à l’emporter largement au second tour (54,5 % contre 45,5 %).

- « Sarkozy remonte, l’analyse de son stratège ». La longue interview de Patrick Buisson était évidemment négociée depuis plusieurs jours. C’est ce qu’on appelle en jargon journalistique « servir la soupe » (Le Monde, 14 mars 2012).

Dans la presse, il manquait cependant une chose significative du manque de vigilance : aucune allusion à la fiche technique du sondage Ifop et même pas cette mention rituelle selon laquelle la fiche technique est disponible à la commission des sondages. Il fallait donc aller sur le site du sondeur pour trouver les caractéristiques techniques du sondage. L’échantillon de 1600 sondés a été interrogé par téléphone et par internet. Autrement dit, deux méthodes étaient mêlées dans des proportions inconnues. Pour interroger autant de personnes si vite, il fallait recourir à internet. Cette solution hybride est la pire qu’on puisse imaginer. Méthodologiquement parlant… Car le recours à internet ne fait pas seulement gagner du temps mais permet d’obtenir un bon sondage. Qui répond en effet à un sondage en ligne ? Deux types d’internautes composent ce qu’on appelle un échantillon spontané : les personnes les plus politisées et les internautes motivés par la rémunération. Dans quelle proportion ? On ne le sait jamais. Simplement la rémunération est censée corriger le premier biais de la politisation. Quant à la méthode des quotas revendiquée par les sondeurs, elle est une supercherie. On peut corriger un échantillon spontané sur des critères sociologiques mais pas sur des critères politiques. Or les enquêtes en ligne, contrairement aux enquêtes par téléphone, sur-représentent certains secteurs de l’opinion, par exemple les partisans du FN. Par conséquent, les redressements ne doivent pas être les mêmes. Ils doivent même être peu ou prou inverses. Le bricolage d’un technique de passation des questionnaires par téléphone et par internet est donc une sacrée cuisine.

Les sondés en ligne sont d’autant moins représentatifs de la population qu’ils se transforment progressivement en experts de l’opinion ou encore en sondés qui prennent la pause. Les sondeurs assurent prendre les précautions pour combattre ce biais. Faux. Tout simplement parce que, même si la composition des échantillons est renouvelée, celle des panels reste la même et les internautes reçoivent sur leur boite mail les sollicitations d’un même « institut » pendant des années. Encore plus faux pour l’Ifop. Cette entreprise est en effet dirigée par Laurence Parisot, présidente du Medef, favorable à Nicolas Sarkozy et défavorable à la gauche (dans Le Monde du 14 mars, elle s’en prenait au projet fiscal de François Hollande). Comment les membres du panel de l’Ifop l’ignoreraient-ils alors que beaucoup de répondants sont particulièrement politisés ? En d’autres termes, les sympathisants UMP étaient plus nombreux dans l’échantillon du sondage. Il y a manifestement conflit d’intérêt et Laurence Parisot devrait revendre son entreprise. En attendant, le sondage Ifop est une supercherie.

Tous les médias n’ont pas été aussi crédules. Ainsi l’agence Reuters (britannique) s’interrogeait : « Sarkozy devance Hollande : que vaut ce sondage  » (Reuters, 13 mars, 14 heures 06). Néanmoins, la plupart des médias continuaient sur la lancée. A 16 heures, France Inter se préoccupait de faire un plateau pour sa matinale du vendredi 16 mars sur « le croisement des courbes ». Jamais on n’entendit autant parler d’un mouvement qui aurait pu emprunter au lexique érotique. Et puis, à 17 heures 30, l’émission était annulée. Entre temps, les résultats d’un sondage TNS-Sofres étaient tombés. François Hollande, stable dans les intentions de vote à 30 %, accroissait son écart sur Nicolas Sarkozy, en recul à 26 %. Quant au deuxième tour, l’écart restait énorme à 58 contre 42 %. Fin du « croisement des courbes ». Déception, on s’en doute, dans bien des esprits. A l’UMP, bien sûr. Ailleurs aussi. L’AFP tardait à reprendre la nouvelle. Le site internet d’Orange aussi. Le moindre des paradoxes n’était pas de voir des internautes réagir sur les forums pour s’étonner que la dépêche AFP annonçant Nicolas Sarkozy en tête au premier tour n’ait pas encore été suivie par l’annonce inverse du sondage TNS Sofres. A 18 heures 14, l’AFP publiait sa dépêche : « Hollande reste en tête du premier tour…. ». A 20 heures 22, « Le match Hollande-Sarkozy relancé quelques heures, le temps d’un sondage » avec cet aveu significatif du vague sentiment d’avoir été roulé : « Un feu de paille qui, malgré les réserves de façade, a agité le marigot politique pendant toute une journée ».

Cette fois, la dépêche AFP mentionnait les caractéristiques techniques du sondage TNS Sofres, effectué sur 1000 personnes par téléphone, ajoutant selon la formule rituelle que la fiche technique du sondage était disponible à la commission de sondages. D’un coup, les Français étaient confrontés à une affaire de sondages « contradictoires ». Renvoyés dos à dos. Un blanchiment à moitié du sondage Ifop. Toujours rien sur la méthode. Libération qui se moquait par son ironique une - « Sondages. Sarkozy a fait un rêve » - (Libération, 14 mars 2012) interrogeait des sondeurs, acteurs et critiques, qui ne voulaient pas accuser un collègue. La plupart des médias continuent donc à participer à la désinformation par ce push poll en croyant, en tout cas en faisant croire, que c’est un sondage « normal ». Incompétence ou manipulation ? Manipulés ou complices ? Dans les deux cas, il n’y a pas que les sondeurs qui dilapident leur crédit, le fabricant du push poll d’abord, mais aussi les médias. Quant au candidat Nicolas Sarkozy, n’y a-t-il pas une malhonnêteté ? Un grand mot, riraient les spin doctors. En politique, ce sont « les lois de la guerre ». De quoi voir les sondages d’un autre œil.

Lire aussi

  • Présidentielle 2027 : une obsession « hors-sol »

    11 juillet 2023

    Les sondeurs, leurs commanditaires officiels, officieux, nombre de journalistes politiques n’ont toujours pas compris - ou font toujours semblant de ne pas comprendre - que ce n’est pas parce que (...)

  • Décivilisation : La surenchère du Point

    21 juin 2023

    Une pensée d’un auteur devenu classique (Norbert Elias) recyclée en slogan de communicant par un sondeur (Jérôme Fourquet) qui a « découvert » à partir de sondages les divisions françaises. Cela plaît (...)

  • Sondages sur parole

    10 juin 2023

    On imaginait qu’il fallait croire les chiffres des sondages. Peut-être une situation dépassée si on en juge par le journal Le Monde qui consacrait sa une du 5 juin à « La stratégie de Macron pour (...)