Une interview qui commence mal :
« Cette semaine, un sondage nous dit… », ou encore, « selon un sondage, les Français… ».
Un article qui commence et/ou finit par un sondage. Un sondage ou plutôt un chiffre en guise d’introduction ou de conclusion, un pourcentage pour conforter, illustrer et plus souvent pour tenir lieu d’idée. Et même un papier bourré de % comme un plat roboratif. Ce modus operandi de l’écriture journalistique semble apporter une touche d’exactitude, un symbole car après tout il importe peu que ces pourcentages soient justes ou non. On peut excuser ce truc et même accepter que le chiffre contribue dans certaines conditions à la qualité du papier. Pas qu’il tienne lieu d’idée. Et encore moins de sujet.
Souvent le pourcentage est invoqué comme un acteur collectif qui est censé agir et donc expliquer : les Français veulent pensent, souhaitent, demandent. Les Français ? Une majorité, parfois une unanimité, et même une minorité si elle est suffisamment conséquente pour accéder à la dignité massive d’un peuple. Les Français – mais cela peut être un autre peuple – on ne les entend jamais plus invoquer que dans les débats, jurys, et autres émissions radiodiffusées, télévisées où une paire, un trio ou un quarteron de journalistes interrogent un invité. S’agit-il de poser une question, d’émettre une objection, justifier une bêtise… oui, mais les Français le disent, le pensent. Ferait-on appel à la raison, trop difficile sans doute, trop long peut-être et les Français comprendraient-ils quand il est si commode de parler à leur place.
Le plus souvent il serait vain de chercher une stratégie derrière le réflexe dosoxophique d’interprète de l’opinion mais une ficelle qui donne l’autorité de l’opinion quand on n’a pas celle de la raison. L’opinion, c’est ce qu’on met à la place de l’intelligence. Il n’est pas facile d’exercer son métier quand on l’exerce devant les puissants et les habiles. Au nom de quoi les interroger ? De quel droit ? Il faudrait être mesquin pour ne pas comprendre les faiblesses ponctuelles. Mais si le fétiche revient trop souvent, n’est-ce pas parce qu’on n’a rien ou pas grand-chose à dire ? Une hypothèse : si l’on peut évaluer la qualité journalistique à partir de la corrélation avec l’invocation de l’opinion, la qualité de l’écriture serait d’autant plus élevée que les sondages seraient moins cités.