observatoire des sondages

Les usages gouvernementaux des sondages d’opinion

samedi 7 mai 2022, par Nicolas Kaciaf

NB : article publié une première fois in A. Garrigou (dir.), Critique des sondages, Le Monde Diplomatique et l’Observatoire des sondages, Paris, 2013 - actes du colloque « Critique des sondages » du 5 novembre 2011 à l’Assemblée nationale.

La critique des sondages s’est longtemps focalisée sur les seules études publiées dans la presse. Accusés de polluer la démocratie en construisant de façon artificielle les supposées velléités de l’« opinion publique », les enquêtes publiées ne constituent pourtant que la face visible de l’iceberg. La métaphore adéquate devrait d’ailleurs être de nature botanique tant les entreprises de sondages et les sociétés d’études ont diversifié leurs services, à l’image d’un arbre dont les racines souterraines se seraient multipliées et étendues pour puiser, à l’abri des regards, les nutriments les plus nourriciers. D’une part, la majeure partie du chiffre d’affaires global du secteur provient des études de marché [1]. Les données divergent parce qu’elles sont difficiles à recueillir mais on considère que les enquêtes « politiques » représentent aujourd’hui moins de 15 % de l’activité globale des instituts [2]. D’autre part, l’essentiel de ces enquêtes (qualitatives ou quantitatives) est de nature confidentielle. Malgré un financement souvent issu de fonds publics, leurs résultats ne sont destinés qu’aux seuls commanditaires, qu’il s’agisse de partis, de ministères, d’administrations publiques ou de collectivités locales.

Or, paradoxalement, en raison sans doute de leur caractère… confidentiel, ces études n’ont jusqu’ici suscité qu’une faible curiosité de la part des chercheurs, des intellectuels, des journalistes ou de tout autre protagoniste du débat public [3]. Il a fallu attendre l’élection de Nicolas Sarkozy et le rapport de la Cour des comptes relatifs aux dépenses de l’Élysée en 2008 [4] pour que la question du financement et de l’usage des sondages par les gouvernants fasse l’objet d’investigations fouillées et répétées [5]. Bien que la commande gouvernementale de sondages soit initiée dès le milieu des années 1960 [6], on sait finalement peu de choses sur la production, la réception et l’appropriation de ces enquêtes confidentielles. Parfois confondues avec le travail d’enquête des Renseignements Généraux [7], ces dispositifs de commande et d’analyse des sondages au sein même des principales institutions politiques suscitent alors rumeurs et fantasmes : l’omniscience supposée des gouvernants induirait automatiquement leur omnipotence. De nombreuses questions restent pourtant en suspens. De quels indices les gouvernants français disposent-t-il aujourd’hui pour appréhender l’« opinion publique » ? Quelles sont les raisons, pratiques et/ou idéologiques, qui justifient l’emploi de ces instruments de mesure ? Quels sont les agents et les services administratifs en mesure de lire, traduire et enrôler l’opinion ? Comment ces informations intègrent-elles l’action et la communication gouvernementale ? Dans quelle mesure les analyses sondagières de l’opinion entrent-elles en conflit avec les autres vecteurs de l’action publique (lobbies, organisations politiques et syndicales, élus locaux, institutions supranationales) ?

Faute d’une enquête d’envergure, cette contribution ne peut prétendre répondre à l’ensemble de ces questionnements. Elle vise plus modestement à introduire des pistes de réflexion, principalement nourries par une expérience professionnelle passée qui a pu m’offrir un terrain d’observation privilégié. Entre septembre 2005 et février 2007, j’ai en effet occupé un poste de « chargé d’études sociologiques », au département « Études et sondages » du Service d’information du gouvernement (SIG) [8]. En tant que membre d’un service à l’interface entre les instituts de sondages et les cabinets ministériels (au premier rang desquels figurait le cabinet du Premier ministre), j’ai ainsi pu apprécier certains des usages gouvernementaux de cette technologie de pouvoir. Bien que ma position subalterne dans le département ait limité mes contacts directs avec les conseillers ministériels, un certain nombre de réunions formelles ou de discussions informelles m’ont permis de disposer d’une vision suffisamment panoramique pour élaborer différentes hypothèses.

Il s’agira en particulier d’analyser les données sondagières comme des ressources autorisant leurs détenteurs à se poser en porte-parole de « l’opinion » et ainsi peser dans les rapports de forces à l’intérieur de la machinerie gouvernementale. La connaissance, quantitative et qualitative, de « l’opinion publique » apparaît en effet comme une nécessité structurelle pour les gouvernants des systèmes représentatifs contemporains. Elle offre l’opportunité d’amoindrir les incertitudes qui encadrent l’activité de ceux qui prétendent conquérir, exercer et conserver le pouvoir d’État. Ce capital sondagier nécessite néanmoins d’importants investissements financiers et organisationnels. On s’arrêtera donc d’abord sur les budgets affectés par l’exécutif aux sondages et sur l’activité du département « Études et sondages » du SIG. Ces données de cadrage permettront ensuite de montrer que l’accès aux ressources sondagières constitue un véritable enjeu de pouvoir au sein des instances gouvernementales. Mais, contrairement aux apparences, cet enjeu ne tient ni à l’avantage stratégique, ni aux opportunités d’action qu’offrirait la détention des données d’enquête dans la compétition politique. Malgré les coûts engagés, les études demeurent souvent superficielles, ambiguës et, surtout, réduites à quelques informations synthétiques et peu significatives. L’équivocité des résultats confèrent aux sondages des vertus « magiques ». Comme n’importe quel secret [9], les données sondagières érigent leurs possesseurs en initiés. Elles ne sont jugées importantes et elles n’octroient de l’importance à ceux qui y accèdent qu’en raison des efforts accomplis pour en conserver l’exclusivité.

La traduction de l’opinion : une ressource onéreuse et convoitée

Contrairement à l’image de cohérence que cherchent à promouvoir certains protagonistes de l’action gouvernementale, les chefs d’État et de gouvernement parviennent difficilement à monopoliser les ressources associées à l’exercice du pouvoir d’État. Au sein de l’exécutif, une pluralité d’acteurs s’autorise en effet à commanditer sondages, études, conseils stratégiques ou notes d’analyses de « l’opinion ». Certes, l’Élysée et Matignon se réservent les marchés les plus attractifs, financièrement parlant, et ils s’efforcent régulièrement de mieux coordonner les achats d’enquêtes. Le Service d’information du gouvernement est supposé assurer ce travail de pilotage et de mutualisation de la commande gouvernementale. Dans les faits, les responsables administratifs ou politiques des ministères semblent cependant disposer d’une relative autonomie en la matière. Il est ainsi fréquent qu’ils se passent de la contraignante demande d’agrément auprès du SIG, en négociant directement des enquêtes ad hoc avec les instituts de sondages [10].

Cette dispersion reflète l’inefficacité relative des tentatives de centralisation exacerbée de l’action gouvernementale. Mais elle peut aussi correspondre à une stratégie délibérée d’écriture comptable : la multiplication des lignes budgétaires consacrées à l’achat et à l’exploitation de sondages rend plus complexe, pour les organismes chargées de contrôler les dépenses gouvernementales (Cour des Comptes, rapporteurs de la Commission des Finances), la mise à jour de l’ensemble des sommes dévolues par l’exécutif aux enquêtes d’opinion [11]. Malgré les difficultés à établir ce montant global (auquel il faudrait évidemment ajouter les salaires des agents affectés, au moins partiellement, à l’analyse de l’opinion), force est de constater l’accroissement (non linéaire) des dépenses depuis l’arrivée de Nicolas Sarkozy à la présidence de la République (cf. tableau n°1). Toutefois, si l’équipe gouvernementale a manifesté un rapport indéniablement « frénétique » aux études, il ne faut pas oublier que cet attrait pour la connaissance chiffrée de l’opinion est structurellement lié à l’exercice du pouvoir politique depuis au moins deux décennies.

Tableau n°1 : Estimation des dépenses consacrées aux « études d’opinion » par les institutions de l’exécutif (en millions d’euros) [12]

20062007200820092010
Élysée ≈0,4 [13] ≈0,4 3,28 1,87 1,3
SIG 2,52 2,27 2,79 2,09 2,83
Ministères [14] 2,04 3,53 4,40 3,87 4,01
Total ≈5 ≈6,6 ≈10,5 ≈7,8 ≈8,1

Parmi l’ensemble des commanditaires gouvernementaux, le département « Études et sondages » du SIG occupe une place primordiale, bien qu’amoindrie par le récent souci de l’Élysée de s’affranchir des intermédiaires entre le cabinet présidentiel et les professionnels du sondage. Entre 2005 et 2007, sa position restait toutefois prééminente, dans un contexte de faible investissement présidentiel en matière d’études et d’arrivée à Matignon d’un Premier ministre jusqu’ici faiblement doté en ressources partisanes. Ce service était alors installé dans un pôle « Analyse » chapeautant depuis 2006 deux autres départements : « Analyses tous médias » et « Observatoire de l’expression publique » (devenu en 2011 « Veille et ressources d’information »). L’enjeu stratégique d’un tel regroupement était de coordonner la production d’enquêtes sur « l’état de l’opinion et des médias à l’égard de l’actualité et de l’action du Gouvernement » (documentation officielle). Il s’agissait, en théorie, d’articuler l’analyse des différentes facettes de l’opinion publique : prises de position des « leaders d’opinion » dans les médias écrits et audiovisuels, expressions et mobilisations citoyennes sur le web, jugements et perceptions des « Français ordinaires ». Dans les faits, ces trois entités s’efforcent de conserver une relative autonomie sur leurs activités respectives. Leur collaboration s’objective principalement dans la rédaction de notes communes, au sein desquelles les analyses de contenu médiatique peuvent, par exemple, alimenter les scénarios explicatifs des mouvements d’opinion.

Si la direction du SIG est directement placée sous la tutelle de Matignon (ainsi que de l’Élysée aujourd’hui), la plupart de ses agents se vivent comme des agents publics dont la loyauté s’exerce à l’égard de l’institution plus qu’à l’égard de la majorité en place. Les changements de gouvernements n’entraînent pas un renouvellement généralisé du personnel du SIG mais ils peuvent modifier les manières de travailler. Entre 2005 et 2007, le département « Études et sondages » comprenait huit à neuf membres dont aucun n’a été recruté à partir de critères d’appartenance partisane ou de pressions politiques. Outre son chef et ses deux adjoints, le service était composé de trois chargés d’études, d’une secrétaire, d’une documentaliste et, parfois, d’un stagiaire. Soumise à des contrats courts et à une rémunération moins élevée que celle proposée en instituts, la population des chargés d’études est relativement jeune et elle connaît un important turnover. Principalement diplômés en science politique (Instituts d’études politiques, master Communication politique et sociale de Paris 1, master PROGIS à Grenoble), les agents du service disposent de compétences relativement équivalentes à celles exigées au sein des services « Opinion » des entreprises de sondages. Parmi les critères de recrutement, les qualités d’expression écrite et orale, l’esprit de synthèse et d’analyse ou la réactivité face aux demandes des cabinets semblent davantage prépondérants qu’une solide formation sociologique ou qu’une maîtrise pointue des outils statistiques.

Au-delà de cette proximité scolaire (et sociale), la vigueur des interdépendances entre membres du département et salariés des principales entreprises de sondages d’opinion tient aux interactions quotidiennes dans l’exercice du métier, ainsi qu’à la circulation entre ces positions de clients et de prestataires : de nombreux membres actuels ou passés du département « Études et sondages » travaillent ou ont travaillé en « instituts ». Nourrissant une même appréhension du métier, de ses instruments et de ses savoir-faire, ces réseaux d’interdépendance peuvent parfois poser problèmes lors du renouvellement des marchés. Plus généralement, les conditions de travail ne prédisposent pas à une contestation de la capacité des données sondagières à traduire efficacement l’insaisissable opinion publique. Souvent soumis à l’urgence, ne « rencontrant » les Français ordinaires que par l’intermédiaire d’indicateurs chiffrés ou de verbatims issus d’enquêtes qualitatives, travaillant dans les « beaux quartiers » parisiens au contact des états-majors ministériels [15], les agents du service sont relativement contraints de croire ou de faire croire aux vertus prédictives de l’instrument.

L’activité du département « Études et sondages » comprend une pluralité de tâches dont le caractère plus ou moins « stratégique » pour les gouvernants s’évalue en fonction des attentes et de la susceptibilité des donneurs d’ordre au sein des cabinets. Trois attributions intéressent ainsi plus particulièrement l’entourage direct des gouvernants. Il y a, tout d’abord, une activité de veille et de diffusion des sondages publiés. Les principaux instituts français sont en effet payés pour livrer, avant leur publication dans la presse, l’ensemble des enquêtes destinées à être rendues publiques (on en compte environ une cinquantaine par mois). À partir d’un agenda prévisionnel établi en fin de semaine, les chargés d’études doivent recueillir le plus tôt possible chacun de ces sondages puis les envoyer par mails aux donneurs d’ordre que sont les conseillers en communication des cabinets ministériels, les conseillers thématiques au sein du cabinet du Premier ministre ou encore les responsables des services de communication des ministères.

La seconde mission consiste à produire des enquêtes d’opinion confidentielles dont les résultats sous forme de rapports PDF sont communiqués à ces mêmes correspondants, à partir de listes de diffusion plus ou moins restrictives. La rédaction des questionnaires résulte généralement d’échanges avec les membres des cabinets et les salariés des entreprises prestataires qui s’efforcent principalement d’évacuer toute ambiguïté dans les questionnements. Ces études sont financées par l’intermédiaire d’une dizaine de marchés pluriannuels contractés avec différents instituts (cf. annexe n°1) et parfois régularisés en cours d’année en raison de dépassements des budgets prévisionnels [16]. Il s’agit principalement d’enquêtes quantitatives par téléphone mais il arrive que les cabinets souhaitent disposer d’études « en ligne » ou d’enquêtes « quali », réalisées à partir de focus groups auprès de « cibles » définies en fonction des thématiques investiguées. De la même manière, si la plupart des sondages présentent un caractère régulier (quelques « questions d’actualité » sont posées par exemple chaque semaine) ou barométrique (tel le baromètre mensuel de suivi de l’exécutif), certaines études ad hoc prennent place en dehors de tout calendrier prévisionnel, en fonction des commandes spécifiques des cabinets.

Enfin, la troisième tâche consiste à alimenter les donneurs d’ordre en notes d’analyses qui, elles aussi, prennent un caractère régulier ou ponctuel. Ces notes s’avèrent explicitement hiérarchisées. Leur importance respective s’évalue au regard de trois critères : l’identité de leur rédacteur (les notes les plus stratégiques relevant de la responsabilité du chef de service), l’ampleur des relectures et l’étroitesse de leur diffusion (les plus stratégiques étant réservées à un petit nombre de correspondants). Cette dernière dimension permet d’entrevoir à quel point la circulation de ces informations est redevable des rapports de forces à l’intérieur de l’espace du pouvoir. Plus que le contenu des sondages, c’est leur usage au sein des milieux dirigeants qu’il importe de saisir pour analyser leur rôle dans le jeu politique.

La connaissance de l’opinion comme enjeu des luttes de pouvoir

Il est assez délicat de savoir avec exactitude ce que deviennent les productions sondagières dans la machinerie gouvernementale. Au-delà des accusés de réception automatiques, la plupart des enquêtes et des notes envoyées au cabinet suscite assez peu de réactions, notamment dans les conjonctures les plus routinières. Différents indices permettent toutefois de mesurer à quel point la maîtrise des données sondagières constitue un enjeu dans les rapports de force intra-gouvernementaux. Monopoliser la connaissance de l’opinion peut en effet servir à légitimer la prétention à être écouté et à peser sur certains arbitrages. Néanmoins, il ne s’agit que d’une ressource parmi d’autres et le pouvoir que les sondages confidentiels offriraient à leurs détenteurs mérite d’être largement relativisé.

Il faut d’abord noter que le contenu des études et des sondages commandés par le SIG est réglementé. La circulaire du 23 mars 2006 vise notamment à s’assurer que ces enquêtes financées sur fonds publics ne pourront servir à alimenter les campagnes électorales menées par les acteurs de l’exécutif. En tant qu’agence de l’État, le SIG ne peut servir aux partis de la majorité pour dissimuler leurs dépenses de campagnes. Aussi les enquêtes qui présenteraient un caractère politique ou partisan doivent-elles cesser à l’approche des échéances électorales. En théorie, c’est même l’ensemble des enquêtes qui sont supposées porter sur l’action et la communication gouvernementale, et non sur la personne des gouvernants. Dans les faits, de nombreuses enquêtes s’attardent sur les traits d’images associés à la personnalité du Premier ministre ou du Président de la République. La Cour des comptes s’étonne ainsi que « certains sondages commandés par les ministères mélangent des questions relatives à la perception de l’action du ministre en tant que tel et d’autres touchant davantage à son image personnelle, en tant que personnalité politique » [17]. Mais la prudence du rapport (« ça prête à discussion ») souligne à quel point la réglementation est floue : la démarcation entre perception de l’action et évaluation de l’acteur est flottante, si bien que les cabinets n’hésitent pas à utiliser les études pour « identifier les ressorts de la popularité de l’homme politique », voire poser « des questions étrangères à l’action du ministère » [18].

Cette utilisation proprement instrumentale des données sondagières n’est pourtant pas si surprenante. Il faut en effet garder en tête que les sondages servent avant tout à alimenter les pratiques de communication publique et politique [19]. Ainsi, les destinataires des sondages et des notes d’analyse élaborées par le département « Études et sondages » du SIG occupent presque tous des positions de communicants. Il peut évidemment s’agir des chargés de communication des ministères, intéressés par les pré-tests ou les post-tests des campagnes gouvernementales. Mais les principaux donneurs d’ordre sont surtout les responsables de la communication au sein des cabinets, et notamment des cabinets du Premier ministre ou du Président de la République. L’étroite articulation entre enquêtes d’opinion et communication politique ne va pourtant pas de soi. On pourrait penser, naïvement certes, que les sondages peuvent participer à la production de l’action publique, à côté des vastes enquêtes socio-économiques qu’entreprennent les services statistiques de l’État. L’intérêt pour les attentes et les opinions citoyennes pourraient avoir des vertus « délibératives » ou « participatives » ; les données d’enquêtes pourraient permettre de mieux ajuster le travail gouvernemental aux rapports de forces sociaux ou, pour le dire autrement, à la volonté populaire. Force est cependant de constater que « l’opinion » est principalement sondée pour nourrir les éléments de langage, les modes de présentation de soi des gouvernants, les créneaux à investir pour se démarquer de la concurrence électorale. Les données d’enquêtes servent aussi à étayer les argumentaires destinés à vaincre les résistances au sein de la majorité parlementaire et à afficher que « nous cabinets » savons ce qui est bon pour « vous députés » qui ne bénéficiaient pas de la même richesse sondagière. Les études d’opinion présentent donc un caractère proprement politique : il faut savoir si le Président ou le Premier ministre ont su séduire, s’ils ont convaincu, si leurs prestations médiatiques ont été jugées positivement et par qui. Les usages gouvernementaux des sondages s’inscrivent explicitement dans une perspective de marketing : les catégories sociales sont qualifiées de « cibles » dans les notes d’analyse et elles sont convoitées comme autant de parts de marché à conquérir et fidéliser.

Il ne faudrait pas pour autant en rester à ce constat. Si les communicants monopolisent les données d’enquête, c’est aussi parce qu’elles agissent comme des ressources leur permettant d’asseoir leur position, souvent fragile [20], et d’être écoutés par les gouvernants et leurs directeurs de cabinet. Cette importance stratégique des sondages dans la machinerie gouvernementale s’observe notamment dans les processus de définition des listes de diffusion. Mon expérience professionnelle au sein du SIG a été marquée par une interrogation permanente : à qui envoyer un rapport d’enquête ou une note d’analyse ? L’évolution des listes de diffusion constituait un produit et un révélateur des tensions à l’intérieur du gouvernement, voire au sein même du cabinet de Dominique de Villepin, Premier ministre entre 2005 et 2007. Or, à mesure que celui-ci voyait son « image » (et son leadership) écorné par de sérieuses difficultés (émeutes en banlieue, mobilisations contre le Contrat Première Embauche, affaire Clearstream) et, surtout, à mesure que la présidentielle approchait, les listes de diffusion ont été de plus en plus restreintes. L’enjeu était clairement d’éviter que les « produits » du département « Études et sondages » ne tombent entre les mains d’un rival, au premier rang desquels figurait l’entourage du futur Président de la République. Dominique de Villepin ne bénéficiant pas d’un réel capital partisan, il était fondamental pour ses « fidèles » de profiter pleinement des ressources associées au contrôle de Matignon. Il n’en demeure pas moins que certains membres de cabinets ministériels souhaitaient eux aussi accéder prioritairement aux données confidentielles ou sous embargo. Nous étions alors contraints d’opérer des diffusions séparées pour cloisonner la circulation de l’information et assurer à nos interlocuteurs qu’ils étaient bien les seuls à profiter de nos services.

Ce dernier point laisse entrevoir l’importance de la temporalité. La rapidité d’exécution dans la rédaction des notes ou la diffusion des enquêtes constitue une exigence fondamentale, tant la valeur d’un sondage se déprécie à mesure qu’il est accessible au plus grand nombre. Ainsi, lorsqu’une entreprise de sondages oublie de faire parvenir au SIG un sondage destiné à être rendu public, il faut impérativement les relancer pour pouvoir le diffuser avant la levée de l’embargo [21]. Cette urgence porte avant tout sur les indicateurs de popularité. Dès que les baromètres mensuels (TNS Sofres-Figaro Magazine, IPSOS-Le Point, etc.) s’apprêtent à être publiés dans la presse, les conseillers « com » des cabinets se manifestent auprès du SIG pour recueillir ces données encore confidentielles. Ces séquences donnent pleinement à voir les attributs « magiques » des sondages. La popularité des gouvernants étant structurellement plutôt basse (ne serait-ce qu’en raison d’un déficit de notoriété pour une forte proportion de ministres), l’enjeu principal est de savoir en permanence où « on en est » dans l’opinion, si les efforts récemment déployés ont (enfin ou encore) porté leurs fruits, si le « courant marche enfin » ou « marche toujours ». Face à une activité extrêmement compétitive, anxiogène et surdéterminée par les jeux d’égos (égaux ?), les sondages assurent, au quotidien, une fonction d’assurance ou de réassurance pour les conseillers en communication des cabinets. Il faudrait évidemment davantage de données empiriques pour éprouver l’hypothèse selon laquelle l’attitude face aux sondages est structurellement équivalente à celle du joueur face aux machines à sous des casinos. Celui-ci sait que ses probabilités de victoire sont extrêmement faibles mais, malgré tout, il croit en ses chances et est surtout prêt à croire tout discours qui lui dit que sa chance va venir, revenir ou perdurer. Il n’est alors pas étonnant que les mêmes responsables politiques admettent un temps la superficialité des sondages, leur caractère non prédictif ou la possibilité qu’ils soient manipulés, tout en leur accordant du crédit dès qu’ils produisent des résultats favorables.

Or ce crédit rejaillit sur celui qui rend visible l’invisible, annonce la « bonne nouvelle » et anticipe l’avenir, notamment si celui-ci se présente avantageusement. Les efforts visant à clore les listes de diffusion s’expliquent également à l’aune de ce souci – bien analysé par la sociologie crozérienne des organisations – de monopoliser la transmission des informations (positives ou négatives, actuelles ou prophétiques) auprès des gouvernants. On comprend alors mieux pourquoi les compétences attendues des agents du département « Études et sondages » s’avèrent davantage rédactionnelles que sociologiques ou méthodologiques : les notes doivent être courtes, synthétiques, percutantes, simples à lire pour des lecteurs pressés. Il ne s’agit ni de problématiser, ni de rentrer dans les détails (sauf lorsqu’ils permettent de nuancer un constat négatif), ni d’opérer une exégèse subtile de données d’enquêtes trop souvent équivoques. Ce que veulent les interlocuteurs des cabinets, ce sont des éléments d’analyse succincts, précis qu’ils pourront eux-mêmes répercuter à leur hiérarchie, voire au Premier ministre lui-même.

On voit à quel point les contraintes spécifiques au travail en cabinet rejaillissent sur leur usage des enquêtes d’opinion : ils imposent l’urgence, se focalisent sur quelques « chiffres » supposées refléter l’humeur globale des Français et s’en remettent aux intuitions d’exégètes expérimentés de l’opinion (Pierre Giacometti incarnant aujourd’hui cette figure désormais traditionnelle dans l’entourage des dirigeants politiques). Il n’est donc pas possible de comprendre le succès des sondages dans l’espace politique si l’on ne prend pas en compte la plasticité de l’instrument (il se prête à des usages diversifiés) et sa capacité à satisfaire les contraintes d’économie de l’information et du travail. Rapides à produire [22], apparemment simples à lire, relativement économiques, les sondages facilitent la production d’information à la fois concises, globales (car supposées représentatives de l’ensemble des citoyens et fondées sur un principe majoritaire), moins ambigües que des matériaux qualitatifs (car étayées par des preuves a priori incontestables) et supposément prédictives. Les notes doivent effectivement satisfaire ces impératifs d’économie rédactionnelle, même lorsque les thématiques analysées justifieraient des développements conséquents. Les données sont ainsi réduites à quelques indicateurs lapidaires, décontextualisés et mis en comparaison sous des formes graphiques qui permettent parfois de ne pas avoir à rédiger de longues analyses (les « + » et les « - », les courbes d’évolution dans le temps, etc.). Il ne fait aucun doute que ce réductionnisme, relativement inévitable au regard des conditions de travail en cabinet, contribue au fétichisme des données sondagières.

***

Contrairement aux apparences, l’abondante commande d’enquêtes ne place pas l’exécutif dans une position panoptique vis-à-vis de la nation et de ses citoyens. Faible coordination entre services chargés de « lire » l’opinion, cloisonnement des informations au sein même des cabinets, travail dans l’urgence, perpétuel recommencement des enquêtes, équivocité des données : toutes ces dimensions laissent entrevoir qu’en dépit d’une utilisation frénétique d’études « quali » et « quanti », les gouvernants continuent de « naviguer à vue ». Ainsi, plus que dans les avantages stratégiques que procureraient les sondages à ceux qui disposeraient de leur résultat, c’est peut-être dans le décalage entre l’ampleur des dépenses qu’ils occasionnent et la superficialité des gains cognitifs qu’ils apportent que réside le principal scandale de ces usages gouvernementaux des enquêtes d’opinion.

Annexes

Présentation des principaux marchés publics contractés par le SIG en matière d’études et de sondages (cliquer sur les images)

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Nicolas Kaciaf
Maître de conférences en science politique, Sciences Po Lille.
Depuis 2019, codirecteur de la recherche de Sciences Po Lille.

[1Patrick Lehingue, Subunda. Coups de sonde dans l’océan des sondages, Bellecombe-en Bauges, Le Croquant, 2007, pp. 43-44 ; Rémy Caveng, Un laboratoire du « salariat libéral ». Les instituts de sondage, Bellecombe : Le Croquant, 2011, p. 32 ; Alain Garrigou, Richard Brousse, Manuel anti-sondages. La démocratie n’est pas à vendre, Montreuil : La ville brûle, 2011, p. 27.

[2Denis Duclos, Hélène Meynaud, Les Sondages d’opinion, Paris, La Découverte, 1995.

[3On trouve néanmoins quelques exceptions, parmi lesquelles la thèse de Caroline Ollivier-Yaniv, remaniée dans L’État communiquant, Paris, PUF, 2000, pp. 120-124 et 265-282.

[4Cour des Comptes, Rapport sur la gestion des services de la présidence de la République (exercice 2008), 15 juillet 2009, pp. 11-12 (cf. http://www.ccomptes.fr/fr/CC/documents/GSPR/Lettre-PR-160709.pdf).

[5Voir notamment les multiples analyses de cet « Opiniongate » sur le site de l’Observatoire des sondages : http://www.observatoire-des-sondages.org/-OpinionGate,24-.html.

[6Voir Caroline Ollivier-Yaniv, L’État communiquant, op. cit., p. 122 et Jérémie Nollet, Des décisions publiques « médiatiques » ? Sociologie de l’emprise du journalisme sur les politiques de sécurité sanitaire des aliments, thèse pour le doctorat en science politique, Université de Lille 2, 2010, p. 401.

[7Un Office central des sondages et des statistiques est en effet fondé en 1964 au ministère de l’Intérieur.

[8En raison de l’impératif de confidentialité signé lors de mon embauche, je resterai relativement évasif dans la description de scènes directement expérimentées ou observées en situation de travail. Plus généralement, l’ensemble des informations recueillies seront ici anonymisées.

[9Georg Simmel, Secret et sociétés secrètes, trad., Paris, Circé, 1991.

[10Cette remarque faite par Caroline Ollivier-Yaniv pour décrire la situation des décennies 1980 et 1990 (L’État communiquant, op. cit., p. 265 sq.) demeure pertinente aujourd’hui. Dans un récent rapport, la Cour des comptes confirme en effet l’insuffisante coordination des dépenses gouvernementales en matière d’études et de campagnes de communication (Cour des Comptes, Les Dépenses de communication des ministères, octobre 2011, cf. http://www.slideshare.net/fullscreen/cecilejandau/rapport-cour-des-comptes-dpenses-de-communication-des-ministres/1).

[11Dans leur étude sur Les Dépenses de communication des ministères, les rapporteurs de la Cour des comptes évoquent ainsi une « quantification délicate » (p. 47).

[12Nous nous appuyons ici principalement sur les rapports de la Cour des comptes sur la gestion des services de la présidence de la République (exercices 2008, 2009, 2010 et 2011) ainsi que sur les rapports de la Commission des Finances sur le projet de loi de Finances (exercices 2008, 2009, 2010, 2011).

[13Réponse du Premier ministre à une question écrite du député René Dosière.

[14Ce montant global est établi à partir des données recueillies par la Cours des comptes auprès de huit ministères. Il ne constitue donc qu’une partie de l’ensemble des dépenses ministérielles consacrées aux études et sondages.

[15Le siège du SIG est en effet situé rue de Constantine, sur la place des Invalides. Addendum : depuis 2019 il est situé 20 avenue de Ségur, toujours le 7e arrondissement de Paris.

[16Cf. par exemple Cour des comptes, Les Dépenses de communication des ministères, op. cit., p. 75.

[17Ibid., p. 74.

[18Ibid., p. 75.

[19Dès les années 1980, Patrick Champagne soulignait ce lien étroit entre le développement des sondages et le poids croissant des communicants dans l’espace politique (« Le cercle politique. Usages sociaux des sondages et nouvel espace politique », Actes de la recherche en sciences sociales, n°71-72, 1988, pp. 71-97.

[20Jean-Baptiste Legavre, Je t’aime… moi non plus. Les relations d’« associés-rivaux » entre journalistes et communicants, mémoire d’habilitation à diriger des recherches, Université de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines, 2007, p. 181.

[21L’anecdote suivante est significative de la vertu proprement « magique » que les sondages procurent à ceux qui parviennent (même provisoirement) à monopoliser leurs résultats. Un membre du cabinet du Premier ministre, destinataire d’une enquête qui doit être publiée quelques jours plus tard dans un quotidien du matin, rencontre l’un des rédacteurs politiques de ce journal. Il lui fait part de ce sondage plutôt favorable pour le Premier ministre et essaie de convaincre son interlocuteur d’accompagner la publication des résultats d’un papier louant les qualités de son chef. Le journaliste, commanditaire de l’étude, est particulièrement étonné de découvrir que le cabinet disposait du rapport d’enquête avant lui. Il se plaint alors à l’entreprise de sondages, prestataire de cette enquête. Ses responsables manifestent à leur tour leur colère à notre département, tant ils craignent que cet épisode ne nuise au partenariat qui les lie depuis plusieurs années à ce journal.

[22Des questionnaires validés en fin de matinée peuvent donner lieu à des rapports d’enquête réalisées auprès de mille personnes dès le lendemain après-midi.

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