Quand la Cour des comptes a dévoilé une partie du financement des sondages de l’Elysée, elle suggérait implicitement de poursuivre l’enquête. Mal en prit à ceux qui firent leur travail. Droits de réponse et plaintes en justice furent les réponses. La Cour des comptes n’était pas compétente, entendit-on au tribunal, et les critiques étaient motivés par la volonté de nuire. Que pourrait-on reprocher à quelqu’un qui « professe l’idée qu’il convient d’être réellement attentif à l’opinion profonde de la population, notamment de ses couches les plus populaires, au-delà de l’idée que s’en fait ou que voudrait s’en faire un certain microcosme médiatique. Pour cela (il) a toujours considéré les sondages les plus affinés, comme le meilleur outil de connaissance de cette opinion » (Assignation du 30 novembre 2009) ? Aussi, M. Patrick Buisson se vante-t-il d’être « politologue ». Cela lui vaut d’être conseiller du Président de la République. Cela lui rapporte aussi suffisamment d’argent pour engager des actions en justice contre ceux qui critiquent ses sondages et ses activités de conseil. A-t-il oublié ce qu’écrivait le journaliste Patrick Buisson dans Minute ? Il dressait alors un réquisitoire sans appel contre les pratiques dont il se défend aujourd’hui, en somme un acte d’accusation de lui-même.
Il y a trente ans, Patrick Buisson critiquait les sondages en « une » de son hebdomadaire : « Comment on fabrique les sondages ». Et pour ne pas s’y tromper, le sous-titre enfonçait le clou : « Combines, trucages et copinages politiques » (Minute, 26 novembre - 2 décembre 1980). A l’intérieur, quatre pages signées Patrick Buisson. La première s’ouvrait sur un titre sensationnel : « Certains sondages sont truqués ». Le propos était attribué au directeur de l’Ifop avec un portrait à l’appui de Pierre Weill. A notre connaissance, Pierre Weill n’a pas porté plainte pour diffamation publique.
Non sans lucidité, Patrick Buisson décrivait l’économie des sondages. La part constituée par les sondages politiques dans les chiffres d’affaires était réduite, constatait-il en donnant un chiffre de 10 à 15 % qu’il faut aujourd’hui encore diminuer à moins de 5 %. Cette part était pourtant capitale car la presse offrait une publicité à très bon compte : « Qu’importe la rentabilité immédiate, l’essentiel étant que les sondeurs fassent parler d’eux grâce aux supports privilégiés offerts par la presse et relayés en la circonstance […] par les trois chaînes de télévision. Au prix du spot publicitaire, on comprend qu’ils en redemandent ». Quant aux commandes d’Etat, « soyons clair : comment empêcher, par exemple que certains ministères ne privilégient un organisme de sondages aux détriments d’un autre réputé moins docile aux injonctions du pouvoir ? Inversement, qui interdira aux sondeurs de faire montre à l’occasion de coupables complaisances en vue de décrocher quelques juteuses prébendes ? ». Et pour étayer la démonstration, Patrick Buisson détaillait les intrigues en accusant les turpitudes des sondeurs de l’époque, nommant Jean-Marc Lech, Roland Cayrol et quelques autres. A notre connaissance, ils n’ont pas assigné M. Patrick Buisson en diffamation publique.
Dans son intervention au procès qu’il intentait à Marianne (5 février 2010), Patrick Buisson soutenait en sa faveur et celle d’Opinionway que la commission des sondages n’avait jamais fait la moindre observation. Argument décisif à ses yeux. Cette même commission ne méritait pas cet éloge dans un passé lointain. En 1981, le journaliste Patrick Buisson s’indignait : « Commission des sondages ou commission de censure ? » (Minute, 29 avril-5 mai 1981). Il applaudissait le législateur « d’avoir voulu protéger les électeurs en contrôlant les conditions dans lesquelles ont été réalisées des enquêtes qui peuvent être utilisées pour manipuler l’opinion ». Mais c’était pour protester contre l’interprétation qu’en faisait son président, le conseiller Pierre Huet, qui avait osé s’en prendre à Minute. Après l’évocation d’un sondage électoral confidentiel par l’hebdomadaire, et qui perdait donc sa confidentialité, le conseiller d’Etat avait en effet eu l’outrecuidance de mettre l’hebdomadaire en demeure de lui communiquer le nom de l’organisme qui avait réalisé l’enquête afin que la commission dispose de la notice prévue par la loi. Cela ne fut manifestement pas fait par Minute qui répondait que le conseiller d’Etat outrepassait doublement ses pouvoirs en l’obligeant à publier un « communiqué insultant ». Au passage, on remarquera que la commission des sondages dont la présidente actuelle a fait savoir qu’elle manquait de moyens, était alors capable d’imposer des sanctions.
Le journaliste Patrick Buisson se drapait alors dans la défense de l’honneur professionnel : « Nous ne permettons à personne de dicter aux collaborateurs de Minute ce qu’ils doivent écrire dans notre journal ou d’intervenir de quelque façon que ce soit dans la formulation de nos propos ». Ainsi la commission était-elle accusée de « tentative d’intimidation », son président d’avoir des liens familiaux avec les milieux giscardiens et la vraie raison de cette intimidation étant de n’avoir pas « beaucoup chanté les louanges du président sortant ». Un reproche que l’on ne fera plus à Patrick Buisson.++++
Quelques années plus tard, devenu le directeur adjoint de Minute, en journaliste faire-valoir, Patrick Buisson buvait littéralement les propos de Jean-Marie Le Pen. Celui-ci parlait d’or et l’interview mérite d’être largement cité :
Patrick Buisson : On en revient à l’idée d’une manipulation…
Jean Marie Le Pen : Absolument. Il faut dire et répéter que les instituts de sondage ne travaillent ni pour l’amour de l’art ni pour la seule satisfaction des exigences de la science politique. N’oubliez pas que les sondages sont commandés, c’est-à-dire payés, par des clients et qu’ils doivent, d’une manière ou d’une autre, tenir compte de l’attente et même plus des aspirations de leurs commanditaires (…)
Patrick Buisson : En clair, il s’agirait d’abord de satisfaire le client, avant d’informer l’électeur ?
Jean Marie Le Pen : A mon tour de vous poser une question : croyez-vous qu’il n’y ait que pure et simple coïncidence dans le fait que BVA, l’institut récemment racheté par M. Jean-Jacques Vernes, banquier de son état, accorde aux listes chiraquiennes un score supérieur d’environ 20 à 30 % à ceux qu’indiquent les instituts concurrents dans leurs enquêtes ?
Les socialistes ont fait voter une loi sur la transparence de la presse, pourquoi ne pas l’étendre aux instituts de sondage et les contraindre à indiquer tout à la fois la répartition de leur capital et le nom des actionnaires ? Je vais même plus loin : je propose qu’on applique la législation pénale relative aux faux et à l’usage de faux, c’est-à-dire que les responsables de la publication des statistiques et des sondages soient passibles en cas de fraude des mêmes peines qui punissent de telles pratiques dans d’autres domaines. Je ne vois pas pourquoi les sondages, qui sont en démocratie un élément essentiel dans la formation de l’opinion et des jugements, échapperaient plus longtemps à la loi commune » (cf. Minute, 28 février-6 mars 1986).
Trouve-t-on dans ce retour sur le passé autre chose que de l’ironie ? Il existe assurément des passés plus compromettants. On ne se privera donc pas d’en rire. Mais, si les justifications actuelles de M. Patrick Buisson sont si superficielles et si peu scientifiques qu’on pourrait les croire de simple opportunité, il serait dommage de s’arrêter là. Sa société Publifact, qui assurait l’interface entre l’Elysée et les sondeurs, fut créée en 1982. Or, fin 1980, le journaliste concluait en s’interrogeant sur les effets des sondages : « jamais personne n’a pu dire sérieusement si un sondage avait un effet motivant ou démobilisateur ». A-t-il alors résolu cette question canonique ? Dans sa conversion au conseil politique, on n’ose imaginer qu’il se soit inspiré des méthodes qu’il reprochait aux sondeurs : « Questions biaisées, échantillons tronqués, pondérations à l’aide de coefficients discutables, les recettes ne manquent pas qui permettent d’infléchir les chiffres à des fins de propagande ». En tout cas, évoquant « l’une des plus connues (qui) consiste à utiliser un panel de sondés professionnels », il n’est pas sans faire penser aux panels des sondages en ligne qui justifient aujourd’hui son recours à Opinionway. Et ses éloges. En somme, Patrick Buisson ne s’est pas condamné à la critique stérile. Financièrement parlant, s’entend. Il a proposé ses services aux dirigeants politiques, les a vendus à plusieurs avant de toucher le gros lot, les vendant si bien à Nicolas Sarkozy que celui-ci lui a accordé la reconnaissance et les prébendes.