Le refrain d’une lutte « au coude à coude » (« neck and neck »), a ainsi occupé jusque dans les derniers instants les colonnes de la presse. Censés être plus proches du résultat réel, les derniers sondages annonçaient une égalité parfaite ou presque.
Quelques extraits :
« Labour and Tories neck and neck in final Guardian/ICM poll », The guardian, 6 mai 2015.
« Every vote counts as major Sun poll shows Labour and Tories tied (You Gov poll) », Sun Nation, 6 mai 2015.
« The polls remain largely unchanged with the Conservatives and Labour neck-and-neck » (The Telegraph, 6 mai 2015).
Le « poll tracker » de la BBC, sorte de sondage des sondages créditait quant à lui le parti travailliste de 33% des suffrages et le Parti conservateur de 34% (BBC, 6 mai 2015). Des chiffres de dernières minutes qui ont manifestement plus impressionné encore le quotidien The Independent qui voyait les deux adversaires dans une impasse, rien de moins :
« General Election 2015 : Final poll shows Labour and Tories deadlocked » (The Independent, 6 mai 2015).
Du côté de la presse française même son de cloche à l’image, comme d’habitude, de l’AFP pour qui David Cameron et Ed Miliband étaient « a priori condamnés à des alliances pour gouverner » (4 mai 2015).
Plus encore que les pourcentages, les projections en siège donnent la mesure de cette nouvelle défaillance de la profession. La tâche est « périlleuse » aux dires des sondeurs à cause du système électoral britannique (scrutin uninominal à un tour). Il faut donc que les sondeurs de toute nationalité aient du gout pour le risque tout ayant une aversion naturelle pour les échecs. Quoi qu’il en soit, le parti conservateur a finalement remporté 331 sièges, la majorité absolue, et le parti travailliste 232. Bien loin donc, des 273 sièges « promis », par exemple, à chacun des deux partis par le sondeur ICM (The Guardian, 7 mai 2015), ou des 284 sièges (toujours pour les « Tories ») et des 263 (pour le Labor) de You Gov (Sun Nation, 6 mai 2015). Pour ne rien dire des 278 et 267 sièges pour les Tories et pour le Labor, du statisticien américain Dan Silver responsable du site FiveThirtyEight qui s’est fait connaitre lors des élections présidentielles américaines par ses critiques, il est vrai surtout méthodologiques.
La presse, dans l’ensemble peu bavarde sur les responsabilités de ce fiasco, a préféré opter pour la surprise, même s’il ne s’agit en l’occurrence que de la sienne. Tout juste mentionne-t-elle pudiquement que les sondages ont été pris en défaut. Le Wall Street Journal qui titre au lendemain du scrutin : « A Dark Election Day for U.K.’s Pollsters » fait presque figure d’exception (8 mai 2015). Une exception modérée, puisqu’il s’agit plus d’un constat, certes accablant, agrémenté de quelques considérations de sondeurs sur le métier et ses difficultés. Au moins les doxosophes britanniques sont-ils (un peu) moins arrogants que leurs homologues français. Le British Council Polling, organisme avant tout professionnel revendiquant toutefois une mission de service public, reconnait laconiquement que dans le cas présent les sondages n’ont pas été aussi précis que ce que les professionnels auraient souhaité, justifiant même une réflexion sur leurs méthodes (Ibid, 8 mai 2015). Cela change de la ritournelle française selon laquelle « les sondages ne sont pas des prédictions ».
Inutile cependant de s’attendre à quelques changements si ce n’est cosmétiques. Les croyances et les intérêts sont trop forts chez les sondeurs et dans la presse à l’image du quotidien français Le Monde qui titre lui aussi de manière ostentatoire : « Elections britanniques : Les sondages se sont totalement trompés » mais qui voit dans la « mobilisation de dernière minute des électeurs conservateurs la seule explication rationnelle » de cette défaillance. Autrement dit c’est la faute des électeurs. Une autre vieille ritournelle des doxosophes et des opiniomanes (cf. Le Monde 8 mai 2015). D’autres scrutins se profilent à l’horizon, et en Grande Bretagne, comme le souligne le même article du Monde, un éventuel référendum sur la sortie de l’Union Européenne du pays. On va continuer à noircir les colonnes et à bavarder sur la foi de sondages même s’ils viennent (encore) de se tromper ?
Cette défaillance des haruspices britanniques a au moins fait un heureux, l’actuel conseiller en manipulation (spin doctor) de David Cameron, Jim Messina (ancien conseiller du président américain Barak Obama). Autrement dit un homme du milieu, forcément grand consommateur et commanditaire de sondages. A défaut d’avouer sa surprise, il a fait part d’une satisfaction teintée de mépris et de cynisme : « Après les experts, sondages, politiciens, journaleux et tout le reste, l’élection est finalement entre les mains de gens les plus intelligents : les électeurs » (cf. L’Obs, 8 mai 2015).