En février 2011, parmi les dizaines d’enquêtes d’opinion publiées en vue de la présidentielle, l’Ifop faisait paraître l’un de ses habituels « focus » sous le titre « Analyse comparative de l’opinion à l’égard de Jean-Luc Mélenchon et Marine Le Pen » [3]. Au lecteur susceptible de douter de la pertinence ou de l’opportunité d’une telle comparaison, le sondeur opposait un argumentaire en forme de justification. Convaincu que les « points communs » sont « effectivement nombreux » entre les « leaders des deux fronts, Front national et Front de gauche », l’auteur de la note égrenait d’abord quelques-unes de ces similitudes : l’accession récente de ces deux leaders à la présidence de partis « situés aux marges de l’échiquier politique », leur volonté de se présenter aux élections présidentielles « non pour témoigner mais pour l’emporter face à des partis de gouvernement (UMP et PS) qu’ils jugent dépassés », leur « style » commun d’intervention, « fait de positions controversées et de saillies médiatiques, notamment contre les journalistes, et plus généralement contre le ‘système’ ». Il n’en fallait guère plus pour, dans un second temps, valider le principe de l’enquête et en faire partager l’intérêt : les résultats obtenus permettront de savoir si ces ressemblances sont attestées par un mouvement symétrique de l’opinion. Nul besoin d’être un spécialiste de l’analyse politique pour constater que ces syllogismes enferment de fausses proximités. Sauf à réactiver le poncif selon lequel les « extrêmes se rejoignent », et par la même occasion leurs électeurs, il n’est pas interdit de se questionner sur ce qu’il pourrait y avoir de commun ou de comparable entre, d’une part, une formation politique issue d’une recomposition de la gauche qui en appelle à d’autres formes de redistribution et de solidarité dans un contexte où le néolibéralisme ne cesse de gagner du terrain y compris dans les rangs socialistes et, d’autre part, un parti en quête d’une formule charismatique dissociée de son ex-leader Jean-Marie Le Pen, mobilisant tous azimuts la rhétorique de la mise en péril de l’ordre national.
L’observateur informé ne manque pas de son côté d’être interpellé par les opérations que recouvrent la fabrication et le commentaire des données présentées dans cette note [4] qui est exemplaire à bien des égards d’un prêt-à-penser trop répandu dans les études électorales. Peu importe en effet que les données relatives à l’évolution de l’ « image » ou de la « popularité » des deux responsables politiques soient mises en relation sur une période relativement longue (2003-2011) sans prendre en considération des discontinuités pourtant essentielles : dans la composition de l’échantillon que constitue la population des enquêtés, dans les conjonctures au cours desquelles les enquêtés ont été amenés à répondre, dans les positions respectives et les stratégies de présentation de soi des deux responsables politiques, dans la configuration nationale et européenne au sein de laquelle les rapports de force entre formations politiques alliées ou concurrentes ont été modifiés… On est ainsi fondé à penser que l’enquête agrège des réponses qui n’ont rien à voir entre elles et que leur seul élément commun réside finalement dans le questionnaire lui-même [5]. Peu importe si, au même moment, d’autres baromètres de popularité indiquent des tendances sensiblement différentes : les entreprises de sondage et leurs enquêteurs n’y verront pas une contre-épreuve, et encore moins la remise en question d’une méthode et de résultats dont ils garantissent la fiabilité. Peu importe que la représentativité de l’échantillon soit sujette à caution, ne serait-ce qu’au regard du nombre de non-répondants (plus du tiers des enquêtés) [6] dont on imagine qu’ils présentent des spécificités sociales et politiques nécessaires à la compréhension des réactions à l’égard du questionnaire et, éventuellement, à la restitution de l’ensemble du spectre des « intentions » de vote [7]. Peu importe également si la taille de l’échantillon, inférieure à 1000 personnes, rapportée à certains pourcentages avoisinant 50%, suppose des « marges d’erreur » conséquentes quoique difficiles, voire impossibles, à déterminer [8]. Peu importe encore si les redressements effectués sur les données brutes relatives aux soutiens ou intentions de vote, habituellement sous-déclarés lorsqu’ils concernent le Front national, relèvent d’un bricolage au « pifomètre » [9] et ne font l’objet d’aucune justification. Peu importe enfin que les « baromètres de popularité », confortés par les sondages sur les intentions de vote, présentent des écarts parfois considérables avec les résultats électoraux, comme lors du premier tour des élections présidentielles de 1995 et 2002 : on invoquera la volatilité de l’opinion, le caractère non prédictif des enquêtes, et l’existence de sondages non divulgués ayant anticipé les résultats du vote… [10]. Sur un marché devenu aussi lucratif que concurrentiel, la rapidité du service proposé, impliquant à la fois l’approximation et le minimalisme des protocoles d’enquête, de même que la ratification des idées politiques du jour, fussent-elles discutables ou douteuses (sur le « besoin de sécurité », sur l’ « identité nationale », sur l’« immigration choisie », etc.), ont depuis longtemps pris le pas sur les considérations méthodologiques.
Mais l’aspect le plus marquant du « focus » de l’Ifop, et d’une manière générale des sondages relatifs au Front national, s’observe dans le recours implicite ou explicite à la thèse du « gaucho-lepénisme ». Cette thèse, mise en forme et discutée par quelques politologues au cours des années 1990 et largement diffusée depuis, accrédite l’idée d’un flux d’électeurs de gauche (en particulier socialistes) vers le Front national dès avant l’élection présidentielle de 1995 en raison des effets conjugués de la « crise économique et sociale », de la « progression dans les couches populaires » des « thèmes de l’immigration et de la sécurité », et de l’usure des formations au pouvoir, liée à « quatre alternances en quinze ans », par rapport auxquelles le FN peut apparaître comme une « troisième voie politique ». Le diagnostic semble confirmé par des considérations de géographie électorale, la « dynamique lepéniste » s’articulant « fortement sur la présence ouvrière » [11]. Il n’est donc pas surprenant qu’une interprétation ayant pour elle la force de l’évidence – au regard du contexte politique, économique et social, la « désespérance populaire » d’anciens électeurs de gauche les rendrait nécessairement « sensibles aux sirènes lepénistes » – se soit imposée, dans l’analyse politologique et journalistique, au détriment d’autres hypothèses telles que celle du déplacement d’une partie de la clientèle électorale de la droite – notamment les fractions les moins diplômées de l’univers du commerce et de l’entreprise – vers le Front national [12]. L’argumentaire politologique (plus grande « volatilité » des électeurs, effondrement du « vote de classe ») a contribué à crédibiliser cette thèse jusqu’à ce qu’elle devienne une antienne parmi les journalistes politiques. On ne peut que remarquer ici la force d’imposition par les sondeurs et les politologues de leurs cadres de lecture au sein de l’univers politique et journalistique, notamment en raison de la proximité entre ces différents acteurs et de l’ambivalence du produit que constitue le sondage – un produit apparemment scientifique et politiquement utile [13]. En 2011, la thèse de l’assise ouvrière du vote frontiste était largement répandue et trouvait un nouvel écho auprès du journal Le Monde qui, sur la foi de sondages récents, pouvait annoncer Marine Le Pen « candidate préférée des ouvriers » [14].
Des ouvriers votent-ils pour le Front national ? C’est certain, mais l’électorat ouvrier est beaucoup plus disparate et les raisons de voter bien moins transparentes que ne l’affirment les commentateurs autorisés. Tout d’abord, la catégorie « ouvriers », par référence aux classifications de l’INSEE, regroupe des positions extrêmement variées – ouvrier-e-s qualifié-e-s ou non qualifié-e-s, du secteur industriel, artisanal ou agricole, dont le type de formation, la trajectoire professionnelle, la situation dans la hiérarchie de l’entreprise et les engagements syndicaux éventuels devraient aussi, idéalement, être pris en compte – qui se répartissent inégalement dans l’espace socio-géographique et qui supposent des ressources, des pratiques et des représentations également différentes pour les sous-ensembles de cette catégorie. Il faudrait donc raisonner sur un niveau beaucoup plus détaillé de la stratification socioprofessionnelle pour ressaisir certaines des dynamiques collectives du vote [15]. D’autre part, la morphologie du groupe des ouvriers évolue au cours du temps, ce qui rend périlleux l’exercice de la comparaison diachronique des représentations politiques qui lui sont attribuées. Les enjeux sur lesquels les ouvriers sont appelés à prendre position se transforment aussi, et il n’est pas sûr que les opinions qui leur sont prêtées sur des thèmes tels que le chômage, l’immigration ou la sécurité soient tout à fait conformes à l’idée que s’en font les sondeurs et les journalistes qui ont plutôt tendance à réinterpréter les résultats des enquêtes passées en fonction des enjeux politiques du jour.
Par ailleurs, les variables du vote (sexe, âge, niveau de diplôme, lieu de résidence, détention d’un patrimoine, pratique religieuse, etc.), sont parfois isolées les unes des autres et absolutisées pour rendre compte d’une tendance de l’opinion ou d’un résultat électoral. Séparer, singulariser excessivement les variables explicatives du vote, au risque de les essentialiser, alors que l’acte de vote lui-même est le produit d’un système de dispositions multiples et solidaires de trajectoires et de conditions de socialisation particulières, contribue à lui ôter tout aspect systémique et historique et suppose de se priver d’un examen plus réaliste de sa genèse. En matière d’analyse électorale, tout se passe en effet comme si l’intuition commandait à l’explication, et il n’est pas étonnant, par exemple, que la focalisation exclusive de certains commentateurs sur la variable scolaire les conduise à reproduire un jugement de classe qui s’ignore lorsqu’ils déduisent du vote frontiste un prototype d’ouvrier uniquement défini par une moindre compétence scolaire à juger. De ce point de vue, l’opération qui consiste à prélever des variables pour examiner les causalités du vote devrait impliquer une clarification par les sondeurs et les politologues de leurs postulats méthodologiques et des modèles d’explication qu’ils mettent en œuvre. Or, d’une élection à l’autre, il n’existe aucune continuité dans les analyses proposées, ni sur le plan de la définition de l’acteur (les mêmes électeurs peuvent être alternativement clairvoyants ou incompétents politiquement), ni sur celui des déterminants de la pratique (la conjoncture peut être considérée comme décisive pour certaines élections, d’autres fois le programme des candidats, d’autres fois encore de nouvelles caractéristiques au sein de l’électorat…). Cela conduit à favoriser les explications de court terme susceptibles d’éclairer le « mouvement des opinions » ou les changements électoraux et, parallèlement, à négliger les inerties propres au monde social et aux acteurs qui le composent. C’est ce que met en évidence l’argument du « vote sur enjeu » qui a été abondamment utilisé par les politologues au cours des dernières années afin d’expliquer des variations importantes de l’abstention et des scores des candidats entre les échéances électorales successives. D’après cet argument, l’expression électorale serait aujourd’hui marquée à la fois par un affaiblissement du lien entre structures sociales et affiliation partisane – ce qui justifie à quelques années de distance les prophéties des intellectuels conservateurs sur la fin des classes et des idéologies –, par une plus grande clairvoyance des électeurs liée à la généralisation d’une « rationalité » évaluatrice, et par l’ « influence » de la communication politique et journalistique. Ainsi, les scores ayant placé le RPR et le FN en tête du premier tour de la présidentielle de 2002, s’expliqueraient par la prépondérance de la « sécurité », devenue à droite un thème de campagne à part entière, par la promotion journalistique de cette catégorie à travers le commentaire des chiffres de la délinquance ou de faits divers violents, et par le ralliement éclairé des électeurs aux problématiques sécuritaires. Une partie de l’électorat de gauche se serait alors portée sur les candidatures de la droite et de l’extrême-droite pour des raisons conjoncturelles, et ce d’autant plus que les censures de classe d’autrefois se seraient singulièrement affaiblies. Il faut signaler que cette désaffiliation électorale supposée est mesurée à l’aide d’indicateurs rudimentaires et contestés [16], et que d’autres techniques d’enquêtes valorisant le suivi des itinéraires des inscrit-e-s sur les listes électorales permettraient au contraire d’observer des formes de régularité dans l’expression électorale liées en particulier à l’origine et à la mobilité sociales des individus. On a pu montrer dans cette perspective que le changement d’option électorale de gauche à droite en cours de trajectoire pour des enfants d’ouvriers s’effectue le plus souvent sous condition d’un faible ancrage intergénérationnel du vote à gauche au sein de l’univers familial et d’une trajectoire de mobilité impliquant une rupture plus ou moins nette avec le milieu d’origine (pour les enfants d’ouvriers devenus indépendants par exemple) [17].
Concentrer l’attention sur le vote dit ouvrier en faveur du Front national conduit également à ignorer toute une série de phénomènes qui en relativisent le sens et les proportions. Comment ne pas mentionner l’abstention des ouvriers qui, rapportée à l’abstention globale lors de la dernière présidentielle, représente plus de 2,6 millions de personnes, quand les électeurs du Front national appartenant à cette même catégorie en représentent 1,6 millions ? [18]. Cette réalité massive, qui fait de l’abstention le premier parti ouvrier de France, est pourtant largement occultée par les spécialistes du commentaire électoral. Peut-on par ailleurs négliger le phénomène de l’exclusion électorale par l’inscription (non-inscription ou mal-inscription sur les listes électorales) lorsqu’on sait que, dans certains quartiers populaires, il concerne plus de 50% des électeurs potentiels ? [19]. En somme, mais cela n’a rien pour surprendre, les ouvriers intéressent les acteurs et les observateurs de la vie politique surtout quand ils prennent part au vote.
Comment dès lors analyser le vote frontiste des ouvriers ? Et comment comprendre sans moraliser ? En observant le vote comme une pratique sociale dont le sens doit être reconstruit à partir de la trajectoire des électeurs et des contextes spécifiques de l’acte de vote. Et, corrélativement, en recourant à des techniques d’enquête plus appropriées – l’entretien prolongé de face-à-face plutôt que le questionnaire à distance ou auto-administré [20] – donnant la possibilité aux électeurs de s’exprimer sur des problèmes qui les concernent réellement plutôt que de répondre, dans un cadre qui s’apparente souvent à une sorte de bilan scolaire des connaissances politiques, à des questions qu’ils ne se posent pas. On accède alors à un ensemble d’informations que ne peuvent recueillir les enquêtes d’opinion, et qui mettent au jour des trajectoires et des profils sociaux d’électeurs tout à fait différents [21]. Tel ouvrier qualifié contraint à la reconversion après un licenciement économique, et faute d’emplois disponibles dans sa branche, voit dans le Front national l’opportunité d’exprimer son désarroi face à la perte des repères associés à une position professionnelle qu’il croyait stable. Telle jeune femme issue d’une famille immigrée installée dans un quartier populaire vit difficilement le jugement que ses frères portent sur le couple mixte qu’elle forme avec un « fils de bonne famille », et décide de renverser ponctuellement la donne avec son bulletin de vote. Tel ouvrier du bâtiment exposé aux difficultés de la profession (baisse des salaires, menace du chômage, dégradation des conditions de travail) s’accorde d’autant plus au discours frontiste que sa situation le conduit à se représenter la « concurrence de la main d’œuvre immigrée » comme la source de tous ses maux. Tel ancien rapatrié d’Algérie, enclin à éprouver les difficultés qu’il rencontre aujourd’hui à la lumière d’un passé idéalisé, trouve le salut identitaire dans une sociabilité d’extrême-droite qui entretient et conforte sa nostalgie. Tel journalier en situation d’échec scolaire, fils de cadres de gauche, déclare ostensiblement son engagement à l’extrême-droite, comme pour provoquer la rupture avec un univers social et familial dont il se sent exclu… On devrait s’interdire d’assimiler trop vite ces « raisons » de voter Front national à des formes durables d’adhésion. L’hétérogénéité des profils qu’elles laissent entrevoir – notamment du point de vue des origines et des mobilités sociales –, serait plutôt de nature, sinon à désarmer, du moins à faire réfléchir les tenants de la thèse omnibus du FN comme premier parti ouvrier de France.