observatoire des sondages

Le journaliste et le sondeur

mardi 24 janvier 2012

Le procédé n’est pas banal : un directeur de journal – Nicolas Demorand de Libération – et un directeur d’entreprise de sondages – François Miquet-Marty de Viavoice – co-signent une tribune de défense de leur « enquête » (Libération, 23 janvier 2012). On ne peut mieux exhiber la co-production de l’opinion publique. Il fallait que l’affaire soit grave.

La publication d’un sondage Viavoice-Libération le 9 janvier 2012 a soulevé de nombreuses protestations. Ce sondage portait non sur des intentions de votes mais sur l’éventualité d’un vote (« pourriez-vous voter pour...?  ») – un « potentiel électoral », un autre indice et artefact de sondeur. Libération avait choisit son « angle » : le score de Marine Le Pen. Or, pour parvenir au chiffre annoncé de 30%, le sondeur ou la rédaction avait additionné les personnes déclarant pouvoir «  probablement voter  » pour elle (18%), et celles déclarant « probablement ne pas pouvoir voter  » pour elle (12%). Evidemment la formulation de cette deuxième réponse est cœur du problème à la fois parce qu’elle est ambiguë et parce qu’elle est posée dans une alternative. Pour de nombreuses personnes la deuxième réponse exclut la première.

Voilà ce qu’une connaissance élémentaire de la psychologie des perceptions aurait appris au rédacteur de la question (cf. la Gestalt théorie). En est-il vaguement conscient ?, le rédacteur se prévaut du renfort de la crédibilité mesurée : « Le chiffre de 68% de Français qui donnent Marine Le Pen “plus crédible” que son père nous donne malheureusement raison d’attirer l’attention sur le potentiel électoral de la présidente du FN, notamment parmi l’électorat ouvrier et employé », on est jamais trop prudent.

La réponse de Nicolas Demorand et François Miquet-Marty à leurs critiques est alors éloquente : ils persistent et...co-signent. On n’aura pas cette fois le spectacle d’un sondeur se défendant en accusant son partenaire et la titraille. Solidaires et les sondages dans la tête pour conclure : « Libération continuera à mobiliser les outils qui sont les siens pour informer ». Bel exemple d’inhibition méthodologique dont parle Charles Wright Mills [1] c’est-à-dire de la propension à utiliser les méthodes parce qu’elles existent et non parce qu’elles sont adaptées au problème. Il importe moins de vérifier la valeur des informations que d’utiliser les outils disponibles : c’est l’image de l’ivrogne cherchant ses clefs à la lueur d’un réverbère non pas parce qu’elles sont là mais parce qu’il y a plus de lumière. Ultime justification des auteurs de l’article : « Et Alerter ». On ne saurait mieux admettre que l’usage des sondages a in fine une fonction performative et qu’il s’agit d’influencer les résultats. On devine ici dans quel sens. Après tout, d’autres le font dans d’autres sens. Une question demeure. Est-il efficace d’alerter contre un danger par des chiffres qui en appellent à ces premiers souvenirs d’enfants qui se terrent dans leurs lits de peur du monstre, ou expliquer ce qui est dangereux ? Faire œuvre de stigmatisation ou de pédagogie ? Manifestement en se liant de plus en plus avec les sondeurs une partie de la presse semble avoir choisi.


[1The Sociological Imagination, New York, Oxford University Press, 1959.

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