Je ne crois pas être jamais entré dans une salle d’audience d’un tribunal avant le 22 novembre 2010. On ne se sent pas étranger car le cinéma a rendu le décor familier. En y entrant, j’ai surtout retrouvé de bons amis. Presque une réunion amicale. Il y avait pourtant quelques avocats en robe qui indiquaient la situation. En l’occurrence, le journal Libération et moi étions assignés en diffamation publique par M. Patrick Buisson à la suite de la parution d’une interview dans laquelle je disais : « Soit c’est un escroc, soit c’est un petit soldat qui constitue un trésor de guerre pour payer des sondages durant la prochaine campagne électorale sans que ce soit visible dans les comptes de campagne du futur candidat Sarkozy ». Combien de fois, ce jour-là, n’allai-je entendre prononcer cette phrase un peu trop longue ?
La cour entra et tout le monde se leva. Pas Patrick Buisson. Il était absent. Je fus appelé immédiatement à la barre comme on dit. Sauf que distrait et innocent je passai devant. Je dois dire que je n’avais rien préparé. Je n’étais pas allé assister à une audience comme m’y avait invité mon avocate. Je n’en voyais guère l’utilité s’il s’agissait de diminuer un trac que je n’avais pas et de toute façon, ce que je verrai pourrait même m’induire en erreur. Les choses ne se passèrent pas comme je le prévoyais ou comme je m’étais juré de m’y plier. On m’a tellement suggéré de contenir un caractère passionné. Je pensais donc faire seulement une explication sobre des événements et de mes propos. Ma naïveté fut générale. Cela se vit peut-être quand je ne savais pas me placer devant les juges. Derrière la barre d’un procès en correctionnelle où les témoins sont invités à prêter serment. Mais je fus aussi étonné en constatant que le procès ne prenait pas l’allure d’un débat compassé plein d’arrière-pensées et de paroles convenues où il faut être un initié pour comprendre. C’était un vrai procès politique.
Peut-être le début donna-t-il le ton. Je fus en effet invité par la présidente à faire un début de cours sur les sondages. Pas si facile quand on doit aller vite. Je dus par exemple m’y reprendre à deux fois pour expliquer un biais des sondages en ligne sur les intentions de vote. Ils n’enregistrent pas les abstentions alors qu’il y a des abstentions dans n’importe quelle élection. Je m’attendais assurément à devoir justifier mes propos. Je le fis en les présentant comme un raisonnement hypothético-déductif. Le terme devait avoir un certain succès. Quant à la vivacité du propos, autant l’aborder de front. Peut-être avais-je été un peu vif, mais comment ne le serait-on pas alors que l’accusateur était en infraction avec le code des marchés publics, chose fort bien connue depuis le classement sans suite par le parquet de la plainte d’Anticor, mais aussi de la loi du 19 juillet 1977, infraction passée inaperçue. J’observai en effet que l’occultation du véritable commanditaire de sondages « ayant un rapport direct ou indirect » avec les élections tombait sous le coup de l’article 12 de la loi de 1977 et à la suite de l’article 90 du code électoral. Je faisais encore observer que j’avais signalé le fait à la commission des lois du Sénat qui avait relevé la défaillance dans son rapport récent. Sans plan, j’avais donc répondu par l’offensive à l’accusation de diffamation. On m’avait dit que ce n’était pas le problème devant le tribunal qui jugeait seulement des faits de diffamation mais, tant pis, je n’avais pas pu passer cela sous silence.
Le moment était venu de subir les questions de l’avocat de Patrick Buisson. Il m’agaça immédiatement en me qualifiant de « politologue », soit la profession dont s’affublait son client. Je rectifiai :
Professeur de science politique.
Vous êtes bien politologue…
C’est le terme qu’emploie Monsieur Buisson pour se présenter dans vos conclusions, sans jamais avoir fait d’études de science politique. Vous me permettrez de m’en distinguer.
La manière de l’avocat Gilles William Goldnadel de m’interroger me déplut. Il procédait non par questions mais par insinuations. Cela ressemblait à :
Vous savez pourquoi vous êtes là…
A moins qu’il ne commence par une sorte de compliment :
Vous connaissez bien le droit…
J’avouais mon incompétence sauf sur les sujets qui concernaient mon travail de chercheur : les sondages et les élections. Mais non, je n’étais pas un juriste. Il n’était pas besoin d’être spécialement clairvoyant pour comprendre le piège. Si je mordais à l’appât, il pourrait dire que j’avais sciemment diffamé son client.
J’eus l’impression d’être en terrain connu. J’ai retrouvé ensuite l’épisode qui m’était ainsi rappelé : le témoignage d’un homme interrogé par un policier… d’un pays disparu. (Aujourd’hui, il faut faire attention à ce que l’on dit ou écrit). L’avocat se livra à cette forme d’interrogatoire avec tous au point de subir les protestations de mon avocate Caroline Mécary et de celui de Libération Jean-Paul Lévy et enfin une remarque de la présidente du tribunal :
Où voulez-vous en venir ?
Et Gilles William Goldnadel de protester qu’on ne le laisse pas parler. A une fausse question de sa facture, une impertinence m’échappa :
Je pourrais vous répondre comme Woody Allen, j’ai la réponse, mais rappelez-moi la question.
Eclats de rire dans la salle. L’avocat marqua le coup.
Je me sens bien seul.
Il n’évoquait pas l’absence de son client.
Tourner l’absence en qualité, ce n’était pas banal. On allait entendre l’avocat dépeindre un client qu’on n’écoutait jamais. La Cour des comptes ne l’avait pas entendu me déclara-t-il quand j’évoquais les faits relevés par elle et non par moi. Il n’y avait pas eu de débat contradictoire. Ce n’était pas la mission de la Cour des comptes fis-je observer, en m’inquiétant d’avoir à faire un exposé de droit administratif. Il y revint encore avec les témoins comme si le débat contradictoire était le nec le plus ultra, le seul, pour faire apparaître la vérité. Une lubie d’avocat peut-être. Il m’apparut une autre caractéristique de ce genre d’avocat : avec méthode, obstination, dire n’importe quoi pour déstabiliser, instiller le doute. Je me permis une autre impertinence avec cet homme qui insistait en ne comprenant pas mes propos ou en faisant semblant :
Les étudiants de 20 ans comprennent très facilement.
Il est facile de comprendre l’opposition radicale qu’il peut y avoir entre cette conception du métier d’avocat et ma conception du travail d’universitaire. J’avais eu l’occasion de le dire en expliquant mes propos au tribunal :
Je fais mon métier d’enseignant : dire la vérité.
Dans une vie, c’est une chance de pouvoir dire publiquement cette évidence dans une situation qui lui donne tout son sens. Comme dans le Gorgias où, face aux sophistes qui faisaient métier de convaincre, Socrate leur objectait simplement la vérité.
Je peux comprendre les contraintes du métier d’avocat. Je suis persuadé qu’il n’y a pas que cette voie pour le faire. Je n’ignorais pas que Gilles William Goldnadel était un avocat d’extrême droite assez retors pour assigner en justice Edgar Morin au motif d’antisémitisme. L’adversaire rêvé.
Je n’avais pas sollicité de témoins par principe. Assigné pour des mots qui relevaient de ma compétence scientifique, j’estimais que mes travaux devaient suffire à établir mon bon droit. Libération s’était chargé de faire venir des témoins dont tous auraient pu être les miens. Ils ont tous contribué à ma défense. Les journalistes d’abord. Lilian Alemagna a confirmé les conditions dans lesquelles l’interview s’était déroulée : plus d’une heure d’entretien dont il était resté un quart de page, non relu la veille de la parution vers 21 heures. J’avais de toute façon revendiqué la responsabilité de ces propos. Toujours au nom de la vérité et parce que je n’aurais pas voulu me défiler sur le dos d’un journaliste jeune que je voyais pour la première fois. Il confirma en outre que je n’avais fait que mettre des mots sur les faits qu’il avait pu constater tout au long de son enquête. Le chef du service politique de Libération, Antoine Guiral, ne dit pas autre chose. Il apportait cependant une information précieuse en précisant que les conseillers de la Cour des comptes avaient confirmé off the record les accusations. Ils n’avaient pas employé les mêmes mots insistait Gilles William Goldnadel. Non, mais le sens était bien le même répéta le journaliste. Telle était la raison pour laquelle ils avaient repris mes propos litigieux et d’autres : ils disaient clairement ce qui était établi mais sous l’anonymat. Je n’avais jamais douté d’une instrumentalisation des scientifiques par la presse, et je l’acceptais, mais si besoin était d’un aveu, il était là et contredisait la contre-vérité soutenue dans les conclusions de l’avocat de Libération d’une interview intégralement exacte. Contre toute cohérence puisqu’il n’était conservé peu de mots d’une conversation de plus d’une heure. Par la simple vérité d’un témoignage sous serment, les journalistes de Libération étaient en contradiction avec la stratégie de Ponce Pilate arrêtée par leur directeur Laurent Joffrin et leur avocat. A Libération, les contentieux sont un domaine réservé de la direction.
Puis vinrent les témoignages des parlementaires. Le président du groupe socialiste excusé, il restait Jean Launay et Delphine Batho. Avec Jean Launay, on avait le privilège de rencontrer quelqu’un qui avait rencontré l’invisible Patrick Buisson. Evoquant les conditions de son audition au palais Bourbon, sur les instances du directeur de cabinet de l’Elysée comme il le répéta à deux reprises, Patrick Buisson avait présenté quelques notes pour justifier sa rémunération, sa « plus-value » comme le déclara le député. Terme dont s’empara l’avocat pour suggérer que le député reconnaissait son importance. C’était bien tout le contraire : il n’y avait rien de consistant dans ce que lui avait montré Patrick Buisson. Et le député d’assurer qu’il n’était pas choqué par mes propos. Enfin, vint le tour de la députée Delphine Batho, une « passionaria » accusa même Gilles William Goldnadel, assurément pas un compliment dans la bouche d’un avocat d’une famille politique où le virilisme fait bon ménage avec la haine de la gauche, mais qui en fut probablement un pour la député qui ne broncha pas. Elle avait été la présidente d’une commission d’enquête sabotée par la majorité UMP, rappela-t-elle avec cet excellent argument au refrain de l’avocat de Buisson : si monsieur Buisson se plaint de ne pas être entendu, il avait là une excellente occasion de s’expliquer. Elle n’observa pas que cette audience aussi aurait pu être une occasion.
Après une brève suspension de séance, l’heure des plaidoiries était arrivée. La présidente du tribunal remarqua que le temps était compté puisque la salle devait être libérée pour 13 heures 30. Gilles William Goldnadel fit une plaidoirie dans la continuité de ses fausses questions. Peu d’arguments juridiques, mais une sorte de gros bon sens : passe que l’on attaque les gens exposés par leurs activités politiques, mais là, une ligne rouge avait été franchie. Finalement, l’accusation portait sur les mots. Car des faits, il n’en était pas question. Il y avait présomption d’innocence et mes propos étaient donc diffamatoires. Un individu met sa main dans le sac d’une dame ; un voisin crie au voleur ; il peut être poursuivi pour diffamation publique. Le pot de terre et le pot de fer, assura l’avocat, ne sont pas ceux qu’on croit. Le conseiller de l’Elysée, le président, ce sont eux qui sont faibles et fragiles. C’est la presse qui est puissante. Est-elle fragile financièrement ? Ce doit être une légende. Quant à l’universitaire qui paie avec son propre argent sa défense, il apprend qu’il est fort. Il peut se consoler avec les lapsus de l’avocat qui, après avoir bafouillé malgré l’éloquence professionnelle sur l’expression de raisonnement hypothético-déductif trébuche à nouveau avec ce beau lapsus d’un raisonnement « hypothético-déductible ». On parlait de logique, cela devenait une question d’argent. Il a pu s’étonner d’entendre l’avocat dénoncer une escroquerie intellectuelle alors qu’il venait d’en faire une insulte chez lui. Il a pu se consoler par le spectacle d’un homme entièrement attaché à gagner avec n’importe quel moyen. Ou plutôt avec les moyens du confusionnisme intellectuel qui caractérise cette droite anti-intellectuelle. On crut encore entendre son maître quand il s’en prit à « la caste » en désignant le public. Un attroupement que dans d’autres circonstances politiques, il faudrait disperser. Il leur emprunta pourtant dans un sens erroné le mot d’anomie pour expliquer l’hubris des mots dont nous étions coupables. Il suffisait de nous tendre un micro pour que nous ne nous dépassions les limites. Nous croyions bénéficier de l’impunité. On ne pouvait dire plus simplement le mépris pour les intellectuels que de les traiter ainsi d’imbéciles. Mais le mot ne fut pas prononcé. Une question de mot.
Quoiqu’il ait été l’avocat le plus actif de l’audience du fait de la présence d’un accusé et de témoins de l’autre partie et peut-être, du fait de l’absence de son client, Gilles William Goldnadel avait pris son temps pour sa plaidoirie. Cela en laissait d’autant moins pour les avocats de la défense. Celle de mon avocate invoqua des raisons de droit comme la bonne foi avec des références jurisprudentielles pour lesquelles je n’ai pas de compétence. Elle évoqua très justement l’instrumentalisation de la justice pour mener des attaques politiques. Je dois dire que j’ai été distrait : difficile d’entendre sa défense. Quand on se croit dans son bon droit, on ne croit pas avoir besoin d’être défendu. L’avocat de Libération fut d’autant plus bref que le temps lui était compté, pas assez cependant pour se priver d’une évocation du voyage de Patrick Buisson au Vatican dans la suite de Nicolas Sarkozy, « en remplaçant Bigard ». Eclat de rires dans la salle. Absent, Patrick Buisson a évité un moment désagréable. Il est vrai qu’il est irresponsable pénalement depuis le classement sans suite de la plainte pour infraction au code des marchés publics par le parquet. Situation exorbitante, comme cela fut signalé à plusieurs reprises. Dans sa plaidoirie, Gilles William Goldnadel fut indulgent avec Libération, me réservant toute sa fureur. On sentit même un moment d’inquiétude tant l’avocat de Libération et lui-même avaient joué et abusé de la relation à plaisanterie de la vieille et amicale complicité. Jean-Paul Lévy ne fut pas hostile à mon endroit – c’était bien la moindre des choses – me qualifiant même de savant – j’en rougis encore – mais le moins qu’on puisse dire fut qu’il accentua encore sa thèse : Libération avait été pris en otage dans un conflit qui ne le concernait en rien. Il n’était même pas imprimé, me dis-je alors. Irresponsable, lui aussi. Une irresponsabilité non sanctionnée par le parquet toutefois. Mais où était donc le parquet ? Je n’avais pas pris conscience de l’absence. Et tout à coup, à la fin de l’audience, il devint clair qu’il n’y avait pas d’avocat général. On peut donc se passer du parquet et devenir enfin un Etat de droit.
Sentence rendue le 19 janvier 2011. Pour ma personne. Pour le reste, il faudra attendre.
PS : Le prononcé du jugement par le Tribunal de Grande Instance de Paris a été reporté au 9 février 2011.