Ils ont deux raisons à cela :
la demande médiatique est telle qu’il faut bien trouver des clients pour remplir les écrans. Les sondeurs accomplissent ce travail car les marchands ont besoin de publicité. Dans un article laudateur de Libération (2 avril 2017), Brice Teinturier signalait qu’il n’était pas payé pour ses interventions. Il ne manquerait plus que ça. Et à l’opposé, ceux qui pourraient avoir quelque chose à dire ne sont pas invités ou déclinent les invitations parce que leur temps n’est pas extensible ;
le discours de l’opinion est tellement commun et médiocre que tout le monde est censé le comprendre. On ne va pas s’encombrer avec une pensée subtile. Ce ne sont pas les technocrates ou les intellectuels médiatiques qui ont imposé la pensée tiède et médiocre que l’on observe en France comme ailleurs, et encore moins les technocrates qui ont remplacé les philosophes [1] mais les doxosophes qui ont remplacé les philosophes et les scientifiques, de plus en plus confinés dans leurs laboratoires et leurs universités. D’autant plus que les doxosophes trouvent quelques renforts dans les milieux universitaires. On en trouve des exemples quand tel laboratoire de recherche, le Cevipof pour ne pas le nommer, adopte les méthodes des sondeurs avec lesquels ses chercheurs travaillent et qui les rémunèrent en sacrifiant au secret industriel des sondeurs, c’est-à-dire en ne publiant pas les marges d’incertitude et les chiffres bruts.
On en trouve un autre exemple quand un universitaire se livre à une critique de la critique [2]. Triste spectacle d’une intervention d’un universitaire sans aucun titre de compétence sur le sujet (cf. http://theconversation.com/pour-une-critique-de-la-critique-des-sondages-76617). Triste spectacle que cette critique d’une critique qu’il ne connait manifestement pas. Même s’il ne s’en vante pas, contrairement à Brice Teinturier, ridicule à souhait, dans Libération [3]. Aucun nom n’est cité - et qui donne un satisfecit aux sondeurs parce qu’ils auraient publié des chiffres exacts sur le premier tour de l’élection présidentielle. Si les sondages d’intentions de vote ont été décisifs dans le crédit des sondages - même en se trompant d’ailleurs - ce n’est sûrement pas le centre de la critique. Avouons que nous aimons bien qu’ils se trompent - humain ! - tout en sachant que cela n’a guère d’importance du point de vue de la valeur de la technologie.
La plupart des sondages ne sont pas électoraux, ils ne sont pas redressés. Seuls les sondages d’intentions de vote le sont qui peuvent ainsi être comparés au réel (les scores de l’élection). Pas vraiment rassurant pour tous les autres. La critique va bien au-delà de ces médiocres questions de performances atteintes par le bricolage. Elle est sans doute partiellement technique (la représentativité, les biais des questions, les méthodes d’enquête...) mais surtout systémique. Quel est le type d’opinion que génère les sondages qui sont des machines à fabriquer de l’opinion ? Par exemple en ne permettant pas les sans réponses, en induisant les réponses sous le bon prétexte d’informer préalablement ou encore en ne posant que les questions sur les sujets qui intéressent les commanditaires, et globalement en définissant le champ de la problématique politique légitime. A commencer par George H. Gallup, on a tant vanté un moyen de démocratie directe qu’il est difficile d’apercevoir qu’on a plutôt affaire à un moyen de domination.
Ce que font les sondages et surtout leur ivresse à la démocratie voilà une critique qu’on ne résout pas à coup de "ils ne se sont pas trompés". Ni d’ailleurs à coup de "ils se sont trompés". Et puis la démocratie se porte-t-elle si bien en France, le pays qui bat tous les records d’utilisation des sondages ?