Les sondeurs continuent de se mêler de questions graves et sérieuses à l’instar de la récente "grande enquête" de l’Ifop sur l’antisémitisme, avec les mêmes méthodes que celles qui leur permettent d’établir les futurs achats des Français pour Noël, en l’occurrence un QCM auto-administré (c’est devenu la règle), avec des questions les plus simples possibles, affublées de leurs lots prédéfinis de réponses, à cocher par des internautes rémunérés (15 novembre 2014). L’Ifop ayant ajouté cette fois exceptionnellement à son premier échantillon dit représentatif une sous-population de sondés dits "musulmans" interviewés en face à face dans la rue. Pas de statistiques ethniques en France mais une sélection par le faciès. Le commanditaire de cette étude est Fondapol, un think tank proche de l’UMP, présidé par Dominique Reynié, professeur de sciences politiques à Sciences-Po Paris, la présidente du conseil scientifique et d’évaluation étant l’ancienne présidente du Medef, Laurence Parisot, vice-présidente en exercice de l’Ifop. On n’est jamais mieux servi que par soi même.
La presse et notamment le quotidien Le Monde a donné un large écho à ce sondage. Mais ce dernier, fait rare, a publié quelques jours plus tard une critique à laquelle l’Observatoire souscrit pleinement, l’auteure, la sociologue Nonna Mayer, chercheure au Centre d’Etudes Européennes de Sciences-Po Paris restant "mesurée" dans son appréciation générale de "l’étude" qui prétend confirmer selon son commanditaire : "la persistance d’un niveau élevé de préjugés antijuifs chez les électeurs et sympathisants du Front national", et l’émergence d’un « nouvel antisémitisme » parmi les musulmans vivant en France", (Le Monde, 5 décembre 2014). C’est notamment cette deuxième hypothèse qui suscite des objections fortes tant les biais qui affectent l’échantillon en terme de représentativité sont rédhibitoires. L’effectif est d’abord insuffisant (575 sondés) pour que les résultats soient significatifs statistiquement, et encore plus lorsque 51% d’entre eux affirment par exemple que "les juifs ont trop de pouvoir en politique" (cf. marge d’incertitude). Autre aspect critiquable. Comme il n’existe aucune donnée permettant d’établir et définir démographiquement la population "musulmane” (la collecte de données dites "ethniques" est interdite en France), les extrapolations "maison" faites par l’Ifop à partir des données de la population "immigrée" l’INSEE sont douteuses, comme la manière dont en pratique ont été sélectionnés, ("identifiés" ?) les "musulmans" sondés. Et Nonna Mayer d’ajouter très justement que sur un sujet aussi sensible la rue n’est pas le lieu le plus indiqué pour poser des questions.
Or, ces questions reprennent les "vieux" stéréotypes antisémites, a fortiori sans aucune nuance (d’accord/pas d’accord) en outre, leur formulation exclusivement négative produit un effet bien connu en sciences-sociales mais aussi des sondeurs : l’effet d’acquiescement. La liste est accablante :
« Les juifs utilisent aujourd’hui dans leur propre intérêt leur statut de victime du génocide nazi pendant la seconde guerre mondiale » ;
« Les juifs ont trop de pouvoir dans le domaine de l’économie et de la finance » ;
« Les juifs ont trop de pouvoir dans le domaine des médias » ;
« Les juifs ont trop de pouvoir dans le domaine de la politique » ;
« Il existe un complot sioniste à l’échelle mondiale ».
Difficile à ce niveau de pas voir un acte délibéré de la part du sondeur et du commanditaire. Les réponses de ce dernier sont à la mesure de la légèreté de l’“enquête”.
"L’étude des actes doit conduire à l’étude de l’opinion. On voit mal comment ces actes, ces agressions et ces propos pourraient n’avoir aucun rapport avec un certain état de l’opinion" (Dominique Reynié, Le Monde, 11 décembre 2014).
S’il y a des actes antisémites c’est qu’il y a des personnes qui le sont. Bravo. Une lapalissade pas une hypothèse. Qu’importe pourvu qu’on ait la mesure.
"l’Etat ne fournit aucune statistique permettant de construire un échantillon de la population française musulmane sur quotas (...) Nous aurions préféré disposer de données de référence. Mais fallait-il s’abstenir de mesurer ?", (Dominique Reynié, ibid).
Autrement dit et comme d’habitude "nous connaissons les biais mais tant pis, on fait quand même".
"Une critique concernait l’effet « yes saying » imputé à notre questionnaire, qui inciterait à l’approbation des items en raison de sa conception. Admettons qu’il existe un tel effet : pourquoi n’est-il pas de même ampleur sur tous les répondants ?" , (Dominique Reynié, ibid).
Qui veut faire l’ange fait la bête. A moins de ne pas savoir que l’effet d’acquiescement (yes saying pour faire chic), n’opère pas forcément de manière identique selon les sous-populations. Ces musulmans de la rue sont donc tombés dans le piège. Ayant accepté de répondre, et donc déjà dans l’acquiescement, ils n’ont sans doute pas voulu contrarier les enquêteurs si gentils avec eux. Cela n’arrive pas toujours. Mais s’il s’agissait de faire parler du think tank de l’UMP, c’est réussi (Le Monde 5 décembre 2014).