Comment publie-t-on des sondages ? La question ne devrait pas être nouvelle alors que la réalité est ancienne. Elle est devenue plus importante alors que l’industrie du push poll prospère. On connaît cette relation entre presse et sondeurs qui consiste à offrir des sondages aux médias. Ce sont généralement des questions que les médias ne paient pas mais qu’ils publient gratuitement en offrant ainsi une publicité au sondeur. Cette transaction est très importante pour l’économie des entreprises alors que les sondages politiques ne sont qu’une petite partie du chiffre d’affaires mais permettent de décrocher les contrats juteux du marketing. Elle est très intéressante pour les médias dont la tarification est calculée selon le nombre de citations… dans la presse. Or les sondages sont cités par presque tous les confrères, surtout si la coproduction associe un journal papier, une radio et une télévision comme le sondage TNS-Sofrès pour Le Monde, Europe 1 et i-télé, selon sa signature affichée. Il faut ajouter qu’un tel sondage donne du texte presque gratuit. En somme, le sondage dit exclusif tient lieu de petit scoop.
Cette relation d’échange qui s’apparente à l’échange-marchandise est ancienne mais elle a ainsi créé des relations régulières entre les sondeurs et des journalistes. Ils se connaissent, se fréquentent, se téléphonent, se tutoient et dînent ensemble. Avant d’arriver à la connivence, la relation se nourrit d’un avantage réciproque. Le chargé d’étude rédige un rapport qui va faire la substance de l’article. Le plus souvent, il est le véritable concepteur du papier. Le journaliste se contente de « passer » quelques coups de téléphone pour compléter, donner un point de vue pluraliste. Et il signe. Un papier reposant. La pratique s’est installée de donner une place prioritaire à l’auteur du sondage. Une dette normale puisqu’il paie, qu’il a rédigé l’article ou l’a largement inspiré et que des relations de collaboration voire d’amitié se sont créées entre deux personnes. D’ailleurs, une citation du sondeur est souvent placée en exergue et en caractères gras pour se détacher de l’ensemble de l’article.
Il est d’autant plus facile de convaincre un journaliste de passer un papier qu’on a beaucoup travaillé ensemble. Comme les journalistes dont nous parlons sont surmenés, qu’ils ne comprennent pas très bien les sondages, ils sont facilement influençables. On peut ainsi leur faire passer un sondage en les convaincant que le sujet est intéressant et que les résultats sont passionnants. Pour qui ? Une relation d’échange bien comprise ? Bien sûr. Mais à partir de quand ne s’agit-il plus d’échange de bons procédés mais de manipulation de la presse avec un journaliste plus ou moins dupe. La production de push polls donne à ces péripéties de la vie ordinaire une nouvelle importance. Pourquoi les journalistes – toujours ceux dont nous parlons bien sûr - seraient-ils vigilants ? Si cela va dans leur sens tant mieux. Pourquoi verraient-ils malice aux chiffres des sondages ? Des « informations comme les autres », disent certains qui font d’ignorance vertu et qui ne veulent pas se laisser déranger par les scrupules. Si elles étaient comme les autres, il devrait y avoir quelques démentis.
Pourtant, combien de colloques et de livres ont expliqué comment les journalistes étaient l’enjeu des groupes d’influence ? Les sondages sont donc devenus, sous prétexte de leur (fausse) scientificité et des vieilles relations nouées entre sondeurs et journalistes un moyen d’influence comme on dit par un plaisant euphémisme. Si un pouvoir ou une entreprise veut faire passer son « message », elle peut commander un sondage, à charge pour le sondeur de faire publier gratuitement par des journalistes amis. C’est l’ordinaire de la politique. Encore faut-il que ce ne soit pas une manipulation mensongère. En somme, un journaliste peut se faire prendre au piège de ses relations. C’est le cas quand un journal publie un push poll manifestement truqué comme Le Monde du 22 septembre 2010 : avec un pourcentage de 37 points, le lecteur peut « apprendre » que « l’idée selon laquelle pas plus de 50 % des revenus doit aller à l’impôt semble admise ». On pourrait démontrer que ce chiffre est exagéré par l’enquête en face-à-face. On a dit que l’on ne pouvait changer de critère d’évaluation au gré des circonstances et des intérêts. Mais, à considérer le seul chiffre, ce jugement est de toute façon grotesque et grossier. Comment peut-on imprimer à plusieurs centaines de milliers d’exemplaires de telles supercheries ?
Dans le détail, nous ne savons pas exactement comment a été négocié ce sondage TNS-Sofrès pour Le Monde, Europe 1 et i-télé. Nous serions évidemment curieux d’en voir la facture. Quel que soit le payeur, Le Monde très improbablement, le sondeur qui a placé quelques questions sur la fiscalité dans un sondage omnibus ou un payeur occulte, direct ou indirect, la faute professionnelle est patente : celle du sondeur qui viole les règles de l’enquête, celle du journaliste qui est peut-être dupe. Tel est le choix : dupe ou conscient. D’un côté, puisque on nous l’a reproché, nos propos seraient trop violents à l’égard des sots. En la matière, l’ignorance est-elle encore acceptable ? De l’autre côté, nous serions méprisants à l’égard de ceux qui savent ce qu’ils font, car ils le savent plus ou moins, moins qu’ils le croient mais plus qu’ils le disent. Nous ne faisons que répondre au mépris que ces derniers affichent à l’égard du public.