La progression des sondages en ligne a suscité l’objection de l’inégal équipement des ménages. Elle a été vite réfutée par le précédent du téléphone [1]. Il y a une quarantaine d’années, le remplacement des enquêtes en face-à-face par les enquêtes par téléphone s’était heurté au constat d’un équipement très inégal des ménages français. Une situation très provisoire, avaient alors répondu les sondeurs, auxquels la généralisation du téléphone donna raison. Pourquoi n’en serait-il pas de même avec internet ? Les statistiques semblent en effet confirmer leurs assurances.
Il n’est pourtant pas si sûr que la réfutation, mêlant les données de statistiques sociales et une vague croyance au progrès, soit si juste. Elle néglige la différence entre la communication orale qui est celle du téléphone et la communication écrite d’internet, du moins dans ses usages par les sondeurs. La familiarité avec l’expression écrite est très différente selon les catégories sociales. Si on observe le taux d’équipement à internet, il a vite et beaucoup augmenté (de 65 % en 2003 à 95 % en 2011 pour les personnes qui disposent d’un ordinateur à domicile). Le « fossé numérique » qui désigne les inégalités sociales d’équipement semble connu à première vue. Ainsi en va-t-il de l’âge, les plus jeunes étant presque totalement équipés et les plus âgés les plus faiblement équipés. Ecart provisoire par principe. Il n’en va pas de même si on considère la deuxième variable d’inégalité qu’est le niveau de revenu, les ménages aux revenus supérieurs étant fortement équipés et les ménages ayant un revenu modeste étant faiblement équipés. Cet écart prolonge celui du taux d’équipement informatique à domicile. Pour ceux qui en ont un. Même si l’évolution est minime, elle est symbolique : le taux d’équipement recule de 1 point pour les personnes vivant dans un foyer de moins de 900 euros de revenu par mois. En situation de crise économique et de paupérisation, la progression du taux d’équipement n’est nullement générale. Au contraire, les inégalités sociales croissent.
Bien plus qu’un débat technique pour savoir comment on pourrait améliorer le rendement des enquêtes par téléphone ou en ligne, ainsi que les sondeurs le demandent parfois à leurs critiques, cette situation attire l’attention sur un mécanisme censitaire qui, sans être nouveau, est accentué par les sondages en ligne : les pauvres en sont largement exclus. On connaît bien ce cens dans le vote. Dans les sondages, c’est une limite à la représentativité des échantillons qui ne semble guère déranger si on en juge par le silence. Et comme dans le vote, on peut parfaitement se passer de ceux qui se taisent.