observatoire des sondages

La crise et ses haruspices : les mots et les maux des Français

mercredi 17 juin 2009, par Patrick Lehingue

Haruspice : devin qui examinait les entrailles des victimes pour en tirer des augures.

« On raconte qu’à Rome,
Quand deux haruspices se croisaient
Et se savaient seuls,
Ils éclataient de rire. »

« Crise » : le mot sans les choses

Le mot « crise » désignait dans ses premières acceptions (militaires chez Thucydide ou médicales chez Hippocrate), le « moment de la décision », soit une séquence brève, paroxys­tique et « décisive » durant laquelle le sort – d’une bataille ou d’une pathologie – se dénouait. Par un étrange renverse­ment, ce mot-valise, aujourd’hui employé à « tout bout de champ » (sociaux ou sémantiques) renvoie désormais à une phase beaucoup moins circonscrite dans le temps (mais de toute façon plus longue), caractérisée par l’indétermination, l’indécision, l’indécidabilité ou encore par l’épuisement des anciennes régulations (« quand le Vieux se meurt, et que le Neuf ne peut pas naître », hasardait Gramsci), ou enfin par la prégnance de situations a-nomiques (évanescence du sens des noms et du caractère contraignant des normes). Dans des configurations où plus rien ne peut plus être pré-dit donc décidé à coup sûr, où les ordres, les classements et jusqu’aux noms de baptême deviennent fluides, et ne recouvrent plus rien de précis ou de tangible, on conçoit mieux l’impérieuse nécessité d’en concevoir de « nouveaux », d’inventer de « nouvelles » typologies, d’imaginer de « nouveaux » cadres et cadrages, bref de « reclasser » les agents comme on rebat­trait les cartes d’un jeu qu’on ne maîtrise plus tout à fait.

Nommer autrement en prétendant ainsi mieux compren­dre, qualifier différemment les groupes sociaux pour mieux en disqualifier certains (toujours les mêmes, en fait), modi­fier les règles du recensement social en en préservant la logi­que (le censor assigne toujours une valeur à chaque citoyen en l’assignant à telle classe), se procurer « à bon compte » l’illusion qu’en les typifiant, on maîtrisera, contrôlera ou anticipera mieux les représentations désordonnées, errati­ques voire aventureuses des agents sociaux (leurs « esprits animaux », disait Keynes), pétrir des matériaux symboli­ques pour en extraire une pâte douteuse en faisant mine de faire science, se payer de mots en jouant sur les mots et se faire payer en glosant sur les maux… Telles pourraient être quelques-unes des fonctions latentes, involontai­res, inconscientes mais pourtant bien réelles, de l’exercice savant de « sémiométrie » commandé à la Sofres, en pleine récession (avril 2009) par le Centre d’analyse stratégique et le secrétariat d’État à la Prospective et au développement de l’économie numérique, afin d’examiner « les modalités de projection dans la crise et l’après-crise » des Français » [1].

La « sémiométrie » des misères

Techniquement, de quoi s’agit-il ?

• Très classiquement, d’interroger en avril 2009 un échantillon de 1 500 individus « représentatifs » de la population française [2] sur « la crise et ses lendemains » au moyen de sept questions fermées portant sur la perception de la crise actuelle [3], et de 13 autres questions fermées [4] sur les perceptions de l’« après-crise » [5].

• De manière plus originale, de réaliser une enquête dite « sémiométrique » conduite trois mois plus tôt auprès du « même » échantillon.

• D’appliquer aux réponses aux vingt questions posées en avril « une analyse typologique qui a permis d’identifier
cinq groupes ayant des perceptions de la crise et de l’après-crise différentes voire opposées ».

• De croiser cette typologie avec l’enquête « sémiométrique » de janvier afin « de décrire le système de valeur propre à chacun des groupes » préalablement distingués.++++

Pour imposante que soit son appellation, la méthode « sémiométrique » mise en oeuvre est d’une très grande trivialité même si on peut la juger passablement éprouvante et fastidieuse pour les enquêtés. Il s’agit de proposer à chacun 210 mots supposés porteurs de valeurs et « d’amener les interviewés à révéler leurs sensibilités profondes en leur faisant noter » ces mots, un par un, « sur une échelle d’agrément variant de -3 (très désagréable) à +3 (très agréable) » en passant par 0 (« aucune sensation »). À en croire ses pratiquants, les opportunités offertes par l’outil ne sont pas minces : en établissant ce hit-parade des goûts et dégoûts lexicaux des individus, « on entre au coeur de leur sensibilité, on découvre leurs aspirations profondes ».

Typologies et typifications

L’analyse typologique, réalisée à partir des réponses au questionnaire d’avril sur la crise et l’après-crise « révèle » cinq groupes différents positionnés, apprend-on, selon deux axes : un axe horizontal clive les répondants sur les perspectives de la sortie de crise (optimistes/pessimistes) et un axe vertical sur la nature de la crise (durable ou conjoncturelle, globale ou principalement économique).

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Sans vouloir être excessivement pointilleux, une telle représentation des nouveaux clivages censés traverser et structurer la société française face à la crise pose au moins deux séries de problèmes :

• l’apparat de scientificité que confère à l’analyse un tel graphe (et que conforteront, « à point nommé », les impressionnants nuages de mots que chaque groupe est censé chérir ou honnir), résiste mal au flou et à l’imprécision qui entourent les conditions techniques de réalisation de telles taxinomies. Au juste, quelle méthode de traitement des données a-t-on utilisée [6] ? Sur les vingt questions posées et la centaine de pré-réponses proposées, quelles sont celles qui ont été retenues comme variables actives ? Quelle quantité d’information condense chacun des axes ? Quelle est la contribution respective de chacune des questions posées à la détermination de chaque axe ? Faute de réponses, même cursives, ce type de traitement est proprement infalsifiable comme l’étaient déjà, en leur temps, les analyses de B. Cathelat, du Centre de communication avancée (CCA) [7] ou de la Cofremca dont les cartographies modernistes de l’espace social [8] demeuraient étrangement muettes (secret de fabrication oblige) sur les sources et méthodes sollicitées ;

• à supposer que l’on puisse accorder quelque crédit scientifique à cette typologie et à ses principes de construction, n’est-il pas paradoxal qu’une enquête portant sur « les mots de la crise », et dont la finalité proclamée est de « décrire » des systèmes de valeurs, soit aussi cavalière dans le choix de noms de baptême dont on admettra, sans être fin sémanticien, qu’ils prescrivent autant qu’ils décrivent, jugent autant qu’ils jaugent, et dénigrent (ou louent) autant qu’ils désignent (ou localisent). Ici, le vernis de scientificité craque pour rivaliser d’audace avec les boutades et fables les plus éculées.++++

« Il vaut mieux, avançait gravement Pierre Dac, être riche et bien portant que pauvre et malade. » Ne vaut-il mieux pas, en 2009, être « rebâtisseur » que « replié », « battant » plutôt que « sinistré » ? « Selon que vous serez puissant ou misérable/les jugements de cour vous rendront blanc ou noir. » Traduction littérale du graphe : selon que vous émettiez un jugement négatif sur la sortie de l’actuelle crise (dont vous craignez qu’elle génère une société encore plus inégalitaire ou plus individualiste…) et (opinion et circonstance aggravantes) que vous jugiez cette crise durable et structurelle, la Cour des experts sémiologo-doxosophes vous reléguera dans le quadrant inférieur gauche du graphe, soit la caste peu fréquentable (« intouchable ? ») des « sinistrés » (du latin gauche, gaucher, sinistre ?), laquelle, par chance, n’est pas trop peuplée (16 % seulement de l’échantillon). La race (supérieure ?) des « battants » vous sied-elle mieux ? Pour être « positionné » dans le quadrant supérieur droit(e) du graphe, il vous faudra évidemment donner des gages : dans vos réponses, être en toutes choses « positif », donc optimiste quant à la brièveté de la crise et aux perspectives radieuses de ses lendemains, et ne la considérer que comme étroitement circonscrite à la sphère économique.

Penser/Classer/Discriminer : les nouveaux mythes savants

Extraits du rapport d’enquête :

Les battants : la crise, une occasion d’agir

Plutôt épargnés jusqu’ici par la crise, les individus de ce groupe (29 % de l’échantillon) ont tendance à minimiser sa gravité et notamment sa durée. Ils envisagent une crise courte qui serait pour eux une occasion de redoubler
d’efforts pour améliorer le système existant, sans pour autant le bouleverser. On retrouve dans ce groupe des individus qui disposent des ressources personnelles pour faire face à la crise : les hommes jeunes, diplômés et disposant de hauts revenus se retrouvent plus qu’ailleurs dans ce groupe. L’analyse de « leurs » mots montre des personnalités attachées
à des valeurs « authentiques », solides (patrie, prêtre, Dieu, gloire, héros, soldat et élite sont des mots sur-notés par les membres de ce groupe). Cet attachement se traduit sur le plan personnel par une soif de réussite et un goût pour le travail (commerce, industrie, vitesse et ruse).

Les sinistrés : la crise, une réelle menace pour eux

Rassemblant 16 % de l’échantillon, les sinistrés sont des individus qui se disent déjà touchés personnellement par la crise et qui se montrent très pessimistes sur la société française de l’après-crise : ils envisagent une société plus autoritaire et plus inégalitaire. Il s’agit plus souvent de personnes ayant des revenus modestes et peu diplômées, les plus vulnérables donc face à la crise. Leurs mots révèlent des personnalités humbles faisant preuve d’un rejet de la puissance (gloire, héros, commander,
souverain, soldats sous-notés) : en quête de sérénité et de réassurance (fleur, tendresse, gratuit, gaieté, douceur, humour, musique, vert, eau, rêver sur-notés), ils recherchent par ailleurs un nouvel ancrage dans les valeurs sociales de notions telles que la fidélité, la prudence ou la modération (famille, adorer, fidélité, politesse, économiser et règle sur-
notés).

Nul besoin de s’appeler C. Levi-Stauss pour effectuer la correspondance entre cette taxinomie moderne et certaines formes élémentaires de « pensée sauvage ».

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Tableau des correspondances multiples

Reste le cas – rageant – des « repliés » (23 % des enquêtés),
occupant dans le graphe les positions moyennes (au choix : médiocres ou centrales ? neutres ou indifférentes ?), donc géométriquement non déterminées ou discriminées par les deux axes [9]. Qu’en faire ? Qu’en dire ? L’analyse des mots propres à chaque groupe résoudra-t-elle cette irritante énigme ?

Quand dire, c’est être

Une fois classés en fonction de leurs perceptions de la crise et de ses suites, les individus sont qualifiés et mieux « cernés » par les mots qu’ils disent aimer ou abhorrer, et au-delà, des valeurs que ces items trahiraient ; chaque sous-groupe est ainsi particularisé par la sur (ou sous) fréquence de ces mots (attracteurs ou repoussoirs) par rapport à la moyenne de l’échantillon. Pas de chances pour le groupe des « repliés » caractérisés – si l’on peut dire – par « une attitude qui manque de personnalité » (sic) :

Les repliés : un groupe insondable ?

« Sans être catastrophistes sur le monde de l’après-crise, ils ne trouvent pas dans la situation actuelle d’éléments suffisamment solides pour leur permettre de se rassurer et d’envisager un avenir souriant. Constitué plus souvent que la moyenne de jeunes et de cadres, ce groupe fait preuve d’attitudes plutôt pessimistes (rire, humour et rêver sont des mots sous-notés) avec tendance à rejeter l’ouverture (aventurier, original, étranger, désert et absolu sous-notés) et se construit davantage par opposition que sur des convictions (peu de mots de ce groupe sont sur-notés par rapport à la moyenne, on observe principalement des mots sous-
notés).
 »

On laisse au lecteur le soin de deviner à quelle « classe » (réformateurs ou rebâtisseurs ?), on peut accrocher ce dernier portrait plus flatteur quoique délibérément impressionniste.

Qui suis-je ?

« L’étude des mots qu’ils aiment ou n’aiment pas permet de déceler parmi eux des personnalités volontaires et dynamiques (construire, effort, ambition et commerce sur-notés), ouverts à autrui (étranger, différent et original) et ayant tendance à mettre à distance les menaces anxiogènes afin de se construire un cadre serein et rassurant (tendresse, féminin, bleu, intime et sublime). »

Autre jeu concevable : administrer à un panel de sondeurs
représentatifs de la profession, un questionnaire les priant de noter sur une échelle de 0 (« j’aime pas du tout ») à 10 (« j’adore ») les qualificatifs suivants : battant, rebâtisseur, réformateur, replié, sinistré…Nul doute que le graphe qui en résulterait révélerait une faible dispersion des (dis) positions d’un tel cénacle.

Et l’on terminera ce que l’on voudrait n’avoir été qu’un jeu si les enjeux n’étaient aussi lourds, par ce test auquel chacun pourra éventuellement se livrer pour mieux se classer
– ce qui, en ces temps d’anomie, est probablement un moindre luxe :

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Sémiométrie des misères, misère de la sémiométrie… comme eût dit l’Autre.

Patrick Lehingue
Professeur de science politique, CURAPP-CNRS.


Voir en ligne : article paru dans le numéro 8 (juin 2009) de la revue Savoir/Agir


[1Les mots dans la crise, TNS Sofres, avril 2009, www.tns.sofres.

[2Le fait que les répondants fassent partie du panel on line de TNS Sofres et que l’administration du questionnaire soit effectuée via Internet (dont on connaît les biais sous le rapport notamment du niveau d’étude, de la profession et de l’âge) conduit, d’emblée, à fortement douter du caractère représentatif de cet échantillon dont on assure pourtant qu’il permet de « comprendre comment les Français (souligné par nous) réagissent à la crise ». Certains résultats, a priori surprenants (il se trouve quand même 31 % des enquêtés pour estimer que depuis un an « leur situation personnelle s’est améliorée »), confortent ces doutes.

[3« Pensez-vous que la crise actuelle est moins grave ou plus grave que la crise de 1929 ? », « Personnellement souhaitez-vous que le système capitaliste soit réformé en profondeur, réformé en quelques points, ne soit pas réformé ?, etc.

[4« Estimez-vous que la France sortira de la crise économique en 2009, 2010, 2011, plus tard ? », « Êtes-vous très proche, plutôt proche, plutôt éloigné, très éloigné des affirmations suivantes concernant la société française de l’après-crise » : « plus respectueuse de l’environnement », « plus capable de changer », « plus ouverte vs plus refermée sur elle-même », « plus tolérante vs moins tolérante », « plus sûre vs plus inquiétante », « plus idéaliste vs plus matérialiste », « plus démocratique vs plus autoritaire », etc.

[5Cette distribution (un tiers des questionnements pour la crise présente, deux tiers pour l’inévitable après-crise) signale l’existence discrète d’une logique de prophétie auto-réalisatrice.

[6Analyse hiérarchique ascendante ? Descendante ? Analyse de correspondances multiples ? Autre analyse géométrique des « données » ?

[7D. Georgakakis, « Une science en décalage ? Genèses et usages des sociostyles du CCA : 1972-1990 », Genèses, 29, 1997, p. 51-72.

[8Qui déniaient toute importance aux variables sociales, lire E. Neveu, « Sociostyles. Une fin de siècle sans classes », Sociologie du travail, 1990, 2, p. 137-154.

[9Mais probablement structurées par un troisième qui, en « science électorale », a déjà beaucoup servi (pour expliquer par exemple, la victoire du Non au référendum de 2005 sur le Traité constitutionnel européen) : le fameux binôme ouvert/fermé.

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