Les sondeurs et la presse étant parvenus à instaurer un régime de campagne électorale quasi-permanent et en convaincre la majorité des politiques, la date des scrutins n’est plus un facteur discriminant. Tous les prétextes sont bons pour se perdre en conjectures. La probabilité, la vraisemblance, la possibilité quand elles sont évoquées ou discutées ne sont que des leurres. Les hypothèses impossibles constituent la meilleure illustration, la preuve de cette addiction pour les scrutins imaginaires, les contrefaçons et plus généralement le "toc" dans la vie politique (Cf. Hypothèses impossibles : revirement de jurisprudence ; Campagne et pollution : le « petit jeu » des hypothèses impossibles).
De la rumeur
Sur le contexte proprement dit, que l’absence de majorité absolue du camp présidentiel et l’hostilité du groupe LR - plus marquée lors des débats sur le projet de loi sur l’immigration - aient éveillé opportunément de-ci de-là des craintes ou des espoirs d’une dissolution n’en faisaient pas pour autant une hypothèse sérieuse. Du moins en décembre 2023, au moment du sondage. Tout au plus une vague rumeur, "« des bruits de chiottes » de la capitale" que le distingué et fort connu professeur de science politique, Maurice Duverger, évoquait dans ses cours d’amphis. Sauf peut-être pour le politicien qui croit conformément à la formule liturgique que "prendre le pouls des Français" en les sondant est possible et pertinent [2], a fortiori sur "des bruits qui courent". La misère intellectuelle des politiciens contemporains n’est certes plus à démontrer, même si le choix initial de confidentialité peut laisser supposer la prudence du commanditaire. Ipsos a-t-il offert ce sondage, comme le font parfois les sondeurs ? Un "geste commercial" auquel s’adonne tout commerçant désireux de s’attirer les faveurs de clients potentiels ou existants. Rien de cet ordre n’a filtré. Si LR a acheté ce sondage, le parti a donc de l’argent pour se payer des fake news.
Si l’Obs prétend avoir eu accès à l’ensemble des résultats il n’en publie, ainsi que ses confrères, qu’une partie seulement, les plus biaisés, ceux que les sondeurs eux-mêmes considèrent d’ordinaire comme les plus délicats à établir ou à estimer compte tenu de la nature des législatives : les projections en nombre de sièges obtenus à l’issue du second tour sur l’ensemble des 577 circonscriptions. Pas la moindre trace d’"heureux élus", et pour cause le sondeur ne disposait d’aucun candidat désigné à ce scrutin sorti de nulle part, si ce n’est par lui même. Quand on a en tête les luttes pour les investitures, on mesure la lucidité de Ipsos et de l’Obs. Comment le sondeur a-t-il pu appréhender l’inévitable évolution des forces et de l’offre électorales de l’entre-deux-tours ? Mystère. On l’aura vite deviner, contrairement à la presse, ceci est (et était) une farce, on imagine sans peine le degré de réalité des intentions de vote récoltées, très faible voire nul. La mission était de fait impossible sauf pour un marchand de sable, un rôle que les sondeurs n’ont jamais su refuser.
Ne rien voir pour faire sensation
Que la chasse au "scoop" passe par un "shoot" sondagier n’est pas une nouveauté mais que la presse ayant eu vent de cette fiction n’est publiée - contrairement à ce qu’elle fait d’habitude pour tout sondage relatif à un scrutin (c’est d’ailleurs une obligation légale) - aucun chiffre d’intentions de vote est à notre connaissance une première. Last but not least, c’est aussi à notre connaissance la première fois, du moins de manière aussi tranchée, que des journalistes brandissent les résultats d’un sondage vieux de trois mois, une antiquité dans le domaine, pour prédire une victoire de l’extrême droite.
Qu’importe la "came" pourvu qu’on fasse sensation ? Si toute ressemblance avec Alfred de Musset est purement fortuite, il demeure difficile d’imaginer un tel aveuglement. La presse n’a-telle vraiment rien vu ? Apparemment si comme en atteste le Huff-Post ou le quotidien régional l’Union. Elle n’en demeure pas moins aveugle et de la pire des manières qui soit si l’on se réfère à un proverbe très populaire :
Huffpost (15 mars 2024) : Même si ce type de sondages présentent de sérieuses limites, dans la mesure où l’étude ne peut pas prendre en compte la spécificité des 577 élections se jouant au scrutin uninominal majoritaire à deux tours (et des potentiels barrages républicains qui pourraient s’ériger dans plusieurs circonscriptions), les résultats offrent une photographie des rapports de force dans l’opinion. Et sur ce point, ce sondage a de quoi donner le sourire au parti d’extrême droite, qui ne manque pas de l’afficher ).
L’Union (16 mars 2024) : Ces résultats ressemblent à une petite bombe lâchée dans le paysage politique français, mais doivent être pris avec du recul. D’une part, les sondages sont des photographies des intentions des électeurs à un instant T. Rien ne dit que ses résultats seraient identiques s’il était réalisé en mars 2024. De l’autre, le système des législatives en France, un scrutin majoritaire à deux tours, est particulièrement délicat à prédire.
"Il n’est pire aveugle que celui qui ne veut pas voir" dit le proverbe. Sinon comment comprendre qu’en dépit des défauts pointés ces commentateurs persistent à donner crédit au sondage et à y trouver des informations utiles. On reconnait facilement les éléments de langage des sondeurs et leur fameuse et toujours providentielle "photographie des rapports de force politique à un instant t". (cf. Opiniomanie : le directeur de Franceinfo en phase terminale). Des "informations" qu’il faut diffuser car n’est-ce pas le cœur de leur métier ? Même si elles présentent de sérieuses limites" comme le rappelle pudiquement le Huffpost. Autrement dit même si elles sont fausses ? Manifestement oui.
Car un sondage présentant de "sérieuses limites" peut-il raisonnablement être autre chose qu’une fausse information dont la seule utilité est remplir une poubelle avant toute publication, cela va sans dire. Sinon autant décréter que la "théorie platiste" (terre serait plate et non ronde) présente de sérieuses limites et la propager sans autre forme de procès. Mais on est habitué à cette prudence, typique du commentaire sondagier et maintes fois revendiquée. Elle est à l’image des annonces qu’elle colporte, un faux-semblant, un affichage cosmétique, une ficelle rhétorique devenue un tic de langage qui n’engage à rien. Son auteur s’autorise ainsi à raconter des sottises sans plus se préoccuper de la nature de ces propos. Grossier mais pratique.
Soyons "bon prince", on concèdera à ses non voyants professionnels que ce type de sondage apporte bien des indications sur un rapport de force, celui qu’ils entretiennent avec les sondeurs. Ils se sont "seulement" trompés de personnes. C’est ballot. Si l’on s’en tient à leur rôle primordial dans la diffusion des produits sondagiers on pourrait les croire dominants. Il n’en est rien. Leur consommation sans modération aucune voire frénétique de sondages pour la plupart de qualité douteuse, indique une indéniable emprise des marchands d’opinion.
Une fois n’est pas coutume le coup de "l’information comme une autre" n’a pas été servi stricto sensu. Difficile il est vrai de qualifier "une bombe", fut-elle petite, lancée dans la vie politique française "d’information comme une autre". Raison supplémentaire de ne pas se cacher derrière une fausse prudence face à des contrefaçons. Non ? Mais qu’on ne s’y trompe pas l"oubli" de ce mantra de la profession journalistique n’est que fortuit. Il est bien trop précieux pour justifier l’usage des sondages par la profession même les plus frelatés.
La paille et la poutre
La veille de son scoop l’Obs publiait un article, "La fabrique d’une fake news" sur B. Macron l’épouse du Président de la République, désignée comme étant un homme. Et la journaliste du magazine de mettre en exergue une consœur auteur d’un livre sur le sujet :
"Dans “l’Affaire Madame”, notre journaliste Emmanuelle Anizon est entrée dans la tête des complotistes persuadés que l’épouse du président est un homme. Nous avons demandé à deux spécialistes de décrypter son livre".
La méthode de l’auteure l’Affaire Madame est apparemment partagée par nombre de journalistiques politiques. Comme l’illustre une fois encore le scoop sondagier de l’Obs elle n’est toutefois pas sans risque, en cas d’erreur sur les têtes ciblées. En s’immisçant à l’évidence dans la tête des sondeurs la presse a fini par adopter leur langage, leurs visions et leur conception de la politique et de vie publique en générale. Par les comprendre au mauvais sens du terme, c’est à dire excuser leurs incuries, justifier leurs impostures ou ce qui revient au même ne rien voir et ne pas comprendre ce qu’ils sont et ce qu’ils font à la vie politique. Sans doute est-il beaucoup plus aisé d’entrer dans la tête d’un marchand de prophéties que dans celle d’un scientifique fut-il disposer à cette "intrusion", ce qui n’a rien d’évident.
La presse s’est lancée pourtant elle aussi depuis quelques années dans la lutte contre les fake news. Si c’est un combat difficile et sans fin on retiendra que les professionnels de l’information qui luttent contre les fausses nouvelles et la désinformation en générale sont également des professionnels de la désinformation. C’est fâcheux.
PS :
La commission des sondages ne s’est pas encore prononcée sur le sondage Ipsos. Sa publication par L’Obs lui a retiré son caractère confidentiel, il entre désormais par définition dans le champ d’application de la loi relatif aux sondages électoraux. A suivre.