observatoire des sondages

Opiniomanie : le directeur de Franceinfo en phase terminale

samedi 23 octobre 2021

Le directeur de Franceinfo s’est prêté au jeu des questions/réponses avec des auditeurs sur les sondages et leur usage par la chaine d’information en continu. Un jeu généralement sans risque car bien « huilé » (faussé ?) pour des raisons, en partie, faciles à comprendre ou imaginer, mais rien en principe de rédhibitoire, ni d’illégitime. Sauf que...

Si l’exercice en soi n’a rien d’exceptionnel, celui auquel s’est livré Jean-Philippe Baille avec la médiatrice de la chaine peut être qualifié d’exceptionnel : un concentré de clichés, de poncifs tout droit sorti du lexique des sondeurs, mais dans son édition "pour les nuls". Recul, esprit critique ? Le néant. Le 0/20. Les auditeurs de Franceinfo, quels qu’ils soient, n’ont pas mérité ça. Un exercice de ventriloquie (mise en ligne sur le site de la radio) d’autant plus remarquable qu’il est court, quatre petits paragraphes en réponse aux deux questions (pour un total de trois) sur les sondages.

Préambule

L’ "instant T" et la "fièvre et le thermomètre" (cf. ci après) constituent des éléments essentiels de la rhétorique des sondeurs, des figures de style, des hochets secoués sans fin pour justifier leur fabrication, leurs usages, et leur prolifération. "Les sondages ne sont pas des prédictions", autre élément de langage dominant du commerçant en opinion, semble pour l’instant moins à la mode. A ces fétiches devenus au fil du temps un "prêt à penser" journalistique, il convient d’ajouter celui tiré de la doxa professionnelle des journalistes, "une info comme une autre", moyen de défense tout trouvé de l’usage des sondages, et donc des sondages eux-mêmes.

Le "coup" de l’instant T

Emmanuelle Daviet : Quelle est la politique éditoriale de Franceinfo en matière de sondage en cette année de campagne présidentielle ?

Jean-Philippe Baille : D’abord, il faut préciser que ces sondages, c’est une photo à un moment donné de la campagne. Ils prennent une place importante aujourd’hui, car y compris les partis politiques, vous l’avez sûrement constaté, vont se baser en tout cas pour certains d’entre eux, pour désigner leur candidat. Alors oui, nous nous basons sur ces sondages, ou sur ce sondage, puisque nous avons décidé ici à Franceinfo, de ne faire état que des sondages de l’institut Ipsos que nous commandons. C’est un institut qui est connu et reconnu. Et tout au long de la campagne, nous ne ferons état que de ce baromètre-là, pour ne pas tomber dans le foisonnement des études que l’on peut voir émerger ici ou là.

- La mention "photographie du rapport de force politique à un moment donné" ou une formule équivalente, figure systématiquement et invariablement sur les notices détaillées, les "fiches produits" des enquêtes sondagières. Conscients peut-être de la pertinence douteuse de l’analogie, les "opiniomanes" du champ académique, que la presse consulte tout aussi régulièrement que les sondeurs, avouent parfois qu’il s’agit d’"une photo floue, approximative voire incorrecte" [1]. Après un tel diagnostic la raison voudrait logiquement qu’ils abandonnent un outil aussi défectueux. Du moins s’ils sont sincères et soucieux de rigueur scientifique. On sait qu’il n’en est rien.

Personne n’est obligé de prendre pour argent comptant cette métaphore photographique, d’autant que l’effort intellectuel à fournir pour comprendre qu’il ne s’agit que de fausse monnaie n’est pas insurmontable. On peut même pour cela continuer de filer la métaphore si chère aux doxosophes. Ce qui ne devrait pas être hors de portée de tout journaliste fut-il patron de presse.

- Peut-on parler d’une photo de famille (prise à un "instant t" d’un repas du même nom, par exemple) si nombre de convives figurant sur la dite photo sont des intrus, ni plus ni moins, des étrangers à la famille supposément photographiée, ni membres ni invités, sauf éventuellement par eux-mêmes, ou par le photographe (lui-même sans lien avec elle). Les candidats à la présidentielle sont-ils (tous) connus ? Non. Les candidats des sondages se sont-ils tous déclarés ? Non (le journaliste Eric Zemmour n’est pas un cas isolé). Ceux qui se sont déclarés candidats vont-ils tous l’être ou le rester ? Non.

Autrement dit, sauf à avoir une définition extensive (à l"’infini" ?) de la famille, une conception de la pratique de la photo ou du métier de photographe que ne renieraient pas les photographes et photo-monteurs des régimes dictatoriaux ou autoritaires, les propos de Jean-Philippe Baille relève plus vraisemblablement d’une pathologie de type hallucination visuelle : une "perception sans objet à percevoir". A ne pas confondre avec "l’illusion visuelle" : interprétation inexacte d’une perception sensorielle réelle.

- Rappelons enfin, manière de modifier l’angle de vue oserait-on dire, même si ses vertus curatives sur ce type de patient sont quasi nulles : les sondés sont-ils dupes du petit jeu auquel ils prennent part ? Croient-ils par exemple que les scrutins sur lesquels les sondeurs leur demandent de se prononcer auront lieu à "l’instant t" qu’ils indiquent : "l’inoxydable" dimanche prochain ? Jamais. Leurs réponses sont-elles affectées par cet aspect factice ? C’est plus que probable. Les intentions de vote à un scrutin imaginaire sont-elles des intentions de vote ? Autrement dit répondent-ils tous réellement à la question posée ? Rien n’est moins sûr. Plus encore lorsque le vrai scrutin est éloigné dans le temps. Peuvent-elles être prises au sérieux ? Elles ne devraient pas.

Une entreprise "connue et reconnue"

- Des interrogations et des doutes a priori élémentaires qui n’ont manifestement jamais habité l’actuel directeur de Franceinfo. Gagner les faveurs exclusives de la chaine n’a donc pas dû être très difficile pour Ipsos. Une entreprise "connue et reconnue" ? Par qui et pour quelles raisons ? Celles avec lesquelles Franceinfo collaboraient jusqu’à présent ne le sont plus ? Les auditeurs n’en seront pas plus. Inutile d’en rajouter vu l’identité de son directeur général délégué ? Peut-être. Difficile il est vrai d’échapper à Brice Teinturier tant il occupe le temps et l’espace des médias, du Monde au Parisien en passant par France Inter, France télévision, Europe 1, etc. Depuis très longtemps, qu’il soit seul ou accompagné comme lorsqu’il œuvrait en duo avec Olivier Duhamel. Une célébrité du milieu donc comme en atteste également le prix du livre politique qu’il a reçu en 2017 [2]. Il fait maintenant parti du jury aux cotés de journalistes qui l’ont "consacré" et de... Jean-Philippe Baille (dans son édition 2021) [3]. "Un tout petit monde" dirait David Lodge. On serait curieux de savoir le prix de ce monopole exclusif et surtout depuis quand c’est un gage de qualité. Car, pour l’instant, le seul point qui distingue réellement les produits d’Ipsos de ses concurrents est l’absence d’hypothèses de second tour impossibles (cf.Hypothèses impossibles : revirement de jurisprudence).

Une info comme une autre ?

Jean-Philippe Baille : Pour nous, c’est un élément d’information, un parmi tant d’autres, je souligne : un parmi tant d’autres. Grâce à ces sondages, nous pouvons voir, par exemple, et déterminer quelles sont les dynamiques en cours pour tel ou tel candidat. C’est important. Et quelle est la place de tel ou tel autre candidat. Là aussi, c’est un élément d’information, un parmi tant d’autres, encore une fois.

- 20 ans avant lui Gérard Leclerc [4] ne disait pas autre chose : "les sondages une information comme une autre" [5]. Il y a 20 ans, toujours, ou presque l’élimination surprise de Lionel Jospin au 1er tour de la présidentielle n’avait pas dissuadé tous les sondeurs de suspendre leur activité :"Nous allons continuer parce que l’information vaut mieux que la censure, il faut continuer à informer les Français...il faut continuer à les convaincre du fait que les enquêtes d’intentions de votes ne sont pas des pronostics ni des prédictions de résultats électoraux [6]. Rien n’a "changé". Si ce n’est que leur emprise sur la vie politique et sur la presse n’a fait que croitre, comme leurs défauts de fabrication, les fiascos se multiplier, pas seulement en France. La production sondagière, elle, malgré quelques disparitions se porte bien. La participation électorale beaucoup moins.

Si le désarroi des journalistes face à la défiance qu’ils suscitent est compréhensible, leurs exigences de liberté par principe (comme les sondeurs) posent toujours question. Est-ce une liberté que de publier les soi-disantes "photos floues" mentionnées plus haut, de publier des fausses nouvelles ? Car les sondages en regorgent.

- S’ils produisent des résultats erronés (intentions de vote), ou jamais validés empiriquement (la majorité), s’ils donnent des informations qui n’existeraient pas sans eux, s’ils produisent des informations comme la propagande de temps de guerre le fait pour soutenir le moral des nations, sont-ils “une information comme une autre” ?

- Si la composition des plateaux télé leur est confiée, si la sélection du personnel politique leur est dévolue, comme le perçoit Jean-Philippe Baille mais apparemment sans en comprendre la portée, sont-ils “une information comme une autre” ? Il faut croire que oui, à en juger par l’absence de discernement avec laquelle les résultats de sondages sont énoncés dans la presse, c’est-à-dire comme des informations brutes, sans commentaire sinon pour dire « c’est beaucoup ou c’est peu », « ça monte ou ça descend » (Cf. à ce propos « L’opinion en temps réel », les doxosophes s’enfoncent dans la misère). Un "festin" auquel Franceinfo, sans surprise, compte bien participer. Les explications du "cuisinier" de la maison n’ont d’ailleurs pas tardé à apparaitre sur la chaîne youtube de la radio.

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De la fièvre et du thermomètre

- Jean-Philippe Baille : Je note simplement que ceux qui critiquent les sondages, en tous cas les candidats qui critiquent les sondages, sont ceux qui sont les moins bien placés. On dit souvent que quand on a de la fièvre, c’est le thermomètre qui ne va pas.

Qui veut noyer son chien, l’accuse de la rage dit le dicton. Adage encore plus imparable, en apparence, invoqué souvent par les sondeurs : on ne change pas la température en cassant le thermomètre. Que l’essentiel de la critique adressée par les politiques aux sondages relève de ce vieil adage n’est certainement pas une garantie suffisante de la fiabilité de ces derniers. Le directeur de Franceinfo fait « comme tout le monde » ou presque, c’est à dire la presse dans sa majorité : la critique scientifique à la marge ou au cimetière.

S’il s’agissait pour lui de faire comprendre que la culture scientifique ne fait pas partie de son horizon intellectuel, l’exercice est un succès. Et si en dépit des apparences la notion d’artefact ne lui est pas étrangère, peut-être la considère-t-il comme anecdotique, voire comme un produit dérivé d’un complotisme anti-sondeurs. Inutile donc de tenter de lui expliquer que poser à des sondés (payés en bon d’achat et autres cadeaux, on se demande bien pourquoi...) des questions qu’ils ne se posent pas, ou pas dans la forme et les termes choisis par les sondeurs, affecte singulièrement les qualités des réponses recueillies. (cf. A comme...artefact). Pour faire simple : le thermomètre peut donner la fièvre. Celui des sondeurs assurément. L’hystérie « médiatico-sondagière » autour d’Eric Zemmour n’en est que l’illustration la plus récente.

Quant à savoir si casser le thermomètre peut changer la température du malade, on imagine que jamais une telle question n’effleurera ce patron de presse. Aucun miracle, ni diablerie, ne sont pourtant à rechercher dans ce phénomène bien connu en sciences sociales, « seulement » que les conduites humaines dépendent aussi largement des croyances. « Si les humains définissent des situations comme réelles. Elles sont réelles dans leur conséquences » Est-il nécessaire de préciser que ce n’est pas un proverbe ? (cf. Prophéties autoréalisatrices).

Des sondages pour quoi faire ?

Un auditeur souhaite savoir pourquoi l’institut Ipsos avec lequel vous travaillez, sonde les Français sur Eric Zemmour alors qu’il n’est pas candidat ?

Jean-Philippe Baille : parce que indéniablement, il est aujourd’hui un des acteurs de la campagne et il perturbe le jeu politique. On le voit bien au jour le jour. D’ailleurs, nous faisons quand nous sondons les Français, ou quand nous demandons à l’institut Ipsos de sonder les Français, toujours plusieurs hypothèses, avec ou sans lui. Ce qui nous permet de voir à qui sa candidature peut causer du tort, et quelle est la partie de l’électorat qui est sensible ou pas à son discours.

Et tous ces éléments là aussi, ce sont des informations qui nous permettent de contextualiser la campagne et surtout, d’analyser la stratégie des uns et des autres. On a par exemple constaté qu’un certain nombre de candidats ont mis la barre un peu plus à droite, depuis qu’ils ont vu arriver dans la campagne Éric Zemmour. Et ça, c’est important de le souligner.

- Impossible d’avoir encore des doutes. Tant pis si les « enquêtes » des sondeurs ne sont pas un outil de savoir (il viole allègrement les fondements des sciences sociales) mais surtout une arme politique comme l’avouent maintenant certains spin doctors [7]. Une « qualité » qu’apprécie manifestement Jean Philippe Baille. Tant pis si cette « information » ne signifie rien de plus que la capacité d’un sondeur et d’un commanditaire à extorquer une réponse à une question qui ne se posait pas pour les sondés avant qu’on les interroge. Tant pis s’il s’agit de comparer des scores de candidats qui le sont avec celui de candidats qui ne le sont pas, le tout à un moment où il n’y a pas d’élection. Tant pis si la généralisation des sondages low cost, via internet, et leur paiement en bons d’achat ont encore aggravé les biais qui les affectaient déjà.

Ce qui vaut peut être à Franceinfo d’avoir remporté le prix de la « Meilleure station de radio » au Grand Prix des Médias 2021, attribué début septembre. On remarquera en arrière plan de l’interview de son directeur par CBnews la présence, significative, d’entreprises de sondage, « connues et reconnues », elles aussi.

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[1B. Cautrès, Ouest France, 11 octobre 2021

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[4Actuellement chroniqueur politique sur Cnews, après une longue carrière à France 2 et la présidence de LCP de 2009 à 2015.

[5Arrêt sur images, La Cinquième, 25 mars 2001.

[6Pierre Giacometti, à l’époque directeur général d’Ipsos France, France 2, 26 avril 2002.

[7Cf. à propos du renoncement de François Hollande à la présidentielle de 2017, François Kalfon, (ex- « monsieur sondages » du PS) Colloque sondages et débat électoral, Conseil d’Etat, 19 octobre 2018.

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