Autrement dit pendant la pandémie ces derniers continuent à entretenir leur notoriété. Une activité sans doute essentielle pour ces entreprises et leurs dirigeants, notamment pour les plus sensibles aux effets narcotiques de la médiatisation, mais certainement pas vitale au regard du décret du 16 mars instaurant le confinement, et à l’évidence pour le pays.
Le télé-travail et l’industrie de l’opinion est toutefois une histoire ancienne. De fait même si ces sondages sont pour la plupart biaisés, sans valeur ni intérêt scientifique, ils ne présentent stricto sensu que peu de risque sanitaire étant maintenant principalement administrés en ligne. Leur production pouvait donc perdurer sans encombre tout en fournissant, en plus des traditionnels bons d’achat offerts pour y répondre, un passe temps bienvenu pour les sondés en cette période de restrictions.
Un bon moyen également pour les plus excités par le confinement de passer leurs nerfs sur les premiers coupables de la situation, à leurs yeux du moins : Emmanuel Macron et son gouvernement. Rien de surprenant ni même, de prime abord, d’illégitime, au vu du défaut d’anticipation face à un péril pourtant identifié depuis plusieurs semaines, de l’ampleur de l’impréparation, des carences et dysfonctionnements graves au sein de certains services publics, hospitalier notamment, pourtant connus et dénoncés depuis des années. Sans oublier les déclarations rassurantes ou le maintien du premier tour du scrutin des municipales quelques heures encore avant le « branle-bas de combat général ». On rappellera néanmoins que l’opinion sondagière soutenait elle aussi majoritairement la tenue du scrutin alors que de nombreuses voix émanant notamment des milieux médicaux appelaient a contrario au report, et faute d’avoir été entendues à l’abstention [1].
Nous étions subitement « en guerre » dixit le Président de la République (16 mars 2020). Une guerre faite pour durer, aussi n’a-t-il pas fallu attendre bien longtemps pour que les ingrédients complotistes des QCM sondagiers séduisent un nombre toujours plus important de sondés.
La rigueur intellectuelle n’est pas, on le sait, un point cardinal du métier de sondeur, mais que l’Ifop apporte son « savoir faire » à la fondation Jean Jaurès et l’association Conspiracy Watch dans leur « critique » du complotisme tout en l’alimentant est toujours source... « d’émerveillement » [2].
Sans surprise, sauf peut-être pour les drogués aux oscillations perpétuelles en quête de sens, ou plus prosaïquement en quête de choses à dire, les cotes de confiance sondagières, elles, n’ont pas changé. Egales à elles-mêmes, montantes et descendantes. Au hasard, celle du 20 mars établie par Harris interactive pour LCI créditait E. Macron de 51% de confiance « un taux inédit depuis deux ans » titrait l’AFP. 13 jours plus tard, soit presque trois semaines après le début du confinement, le taux de Kantar pour le Figaro n’était plus aussi « inédit », seule une minorité de sondés lui accordait sa confiance 47% (2 avril 2020). Depuis les taux ont encore baissé.
Quant il s’agit d’offrir la possibilité de juger de la compétence d’autrui sans avoir à justifier ou prouver la moindre faculté de sa propre compétence les sondeurs sont indéniablement imbattables (cf. De la compétence des politiques : de quoi parle-t-on ?). C’est donc sans surprise non plus que le brouhaha médiatique déclenché par les déclarations de l’épidémiologiste climatosceptique Didier Raoult a incité l’Ifop à « l’inviter » chez ses sondés. Interrogés sur le bienfondé de son traitement 55% se déclaraient favorables à une extension de la prescription de la chloroquine (cf. Ifop-Jdd, 11 avril 2020). Des prescriptions médicales effectuées par des sondés ? Molière et son « Médecin malgré lui » apprécieraient, mais on imagine sans peine l’évolution du taux de mortalité.
Il en va de même pour la compétence des dirigeants, des gouvernants et plus généralement des personnalités politiques, en l’occurrence celle du chef de l’Etat. Sa distance marquée à l’égard de la presse dans les premiers temps de son mandat, le ton péremptoire de certaines de ses déclarations et parfois son arrogance ont laissé des traces, on le savait déjà, chez les journalistes, les sondés mais aussi chez les sondeurs. Chez Odoxa, qui se distingue plus de ses concurrents par le ton des « analyses » de son fondateur et Pdg semblables aux commentaires de football [3]que par ses compétences en sciences sociales ou en mathématiques [4] c’est limpide : "Presque une personne interrogée sur deux lui donne une appréciation sous la moyenne et 23 % le créditent de moins de 5, contre 9 % seulement plus de 16. « Une mauvaise note - éliminatoire au Bac - dans un contexte de crise » [5]. Le lendemain, suite à l’intervention télévisée annonçant un prolongement du confinement et les mesures qui suivront, le ton a changé, plus de remarques "désobligeantes". Les sondés d’Odoxa demeurent eux majoritairement suspicieux même s’ils approuvent certaines décisions d’E. Macron et semblent apprécier ses "aveux" quant à l’existence d’erreurs et de dysfonctionnements (cf. Le Figaro 14 avril 2020).
La pandémie du covid-19 était-elle, est-elle encore l’occasion pour les sondeurs de privilégier, pour une fois, la science, d’abandonner un temps cette petite partie de leurs chiffres d’affaires, de laisser de côté la futilité des opinions, exutoires numériques des humeurs de l’instant, qu’ils "pêchent" sans discontinuer au profit de la connaissance de la maladie fut-elle imparfaite [6], de sa propagation et des conséquences qu’elle engendre au sein de la population française ? Autrement dit pouvaient-ils, peuvent-ils encore contribuer à la lutte collective contre le covid-19 ? C’est ce que laisse entendre l’ancien Directeur général de la santé, l’épidémiologiste William Dab, dans les colonnes du quotidien Le Monde du 11 avril 2020.
Le Monde : Que peut-on faire d’autre ?
William Dab : "D’abord de l’épidémiologie de terrain. Comment se fait-il que ce soient des épidémiologistes britanniques qui ont estimé la proportion de Français infectés ? Comment lutter contre une épidémie sans connaître son étendue ? Des enquêtes par sondages hebdomadaires par téléphone ou Internet permettraient de suivre son évolution. C’est facile à réaliser. Ce n’est pas complètement fiable, mais c’est mieux d’être dans le brouillard que dans le noir absolu. En attendant que des tests sérologiques soient déployés à grande échelle, même avec des imperfections, ce type d’enquête par sondages répétés nous donnerait une tendance sur l’évolution de la prévalence de l’infection. De même, il faut comprendre pourquoi on a encore tant de nouveaux malades. Où ont-ils été contaminés ? On ne peut pas enquêter sur tous les cas, mais, là encore, une procédure d’échantillonnage suffirait à fournir des indications sur les circonstances de l’infection. Dans les CHU, de nombreuses études cliniques sur d’autres thèmes que le Covid-19 sont actuellement suspendues. Les professionnels de santé qui les réalisent sur le terrain et ont un savoir-faire pourraient être mobilisés à cette fin".
A notre connaissance seule pour l’instant la petite série d’enquêtes Ifop commanditée par le consortium Coconel [7] s’inscrit, bien que très partiellement, dans les recommandations de l’ancien Directeur général de la santé. Quoi qu’il en soit une initiative bien trop isolée.