Le système électoral américain est cependant si complexe et si peu démocratique qu’il faut à un candidat (démocrate) bien plus de suffrages que son concurrent (républicain) pour l’emporter selon un décompte électoral qui ne semble pas beaucoup choquer outre Atlantique. Aux intentions de vote affichées, cela rajoute un autre pourcentage de probabilité pour évaluer les chances de l’emporter selon son avance ou son retard. Rebattue depuis des décennies, la métaphore de la course de chevaux s’avère encore plus juste puisqu’il s’agit d’une course hippique à handicap.
Du coup, les sondages sont encore plus incertains qu’ailleurs. Grand paradoxe d’un instrument de prédiction qui retient l’attention parce que ses prédictions sont douteuses. Lors de la dernière élection présidentielle de 2016, les sondages annonçaient une victoire quasi certaine de Hillary Clinton. Les sondages lui donnaient un tel avantage qu’il n’y avait pas de doute. Et Trump gagna. Comme en d’autres cas, cela ne discrédita pas les sondeurs. Au contraire, ils introduisaient un nouvel élément de suspens dans le scenario, non plus seulement qui va gagner mais les sondages vont-ils se tromper ?
On se doute déjà que les leçons ont été tirées. Les sondeurs le disent. Ils auraient affiné leurs échantillons, accordant notamment plus de place aux catégories peu diplômées pour corriger la sur-représentation des catégories le plus diplômées dans les échantillons dits représentatifs de l’élection précédente [1] . En France, les sondeurs ont renoncé à introduire le niveau scolaire dans leurs critères de représentativité car les sondés ont tendance à se vanter… On sait qu’aux Etats-Unis, la méthode aléatoire est employée et non la méthode par quotas, ce qui signifie que les sondeurs se livrent à une curieuse cuisine après coup, c’est-à-dire après avoir réuni leurs questionnaires pour composer leur échantillon. Cela relève d’un bricolage statistique. Autre précaution, pour tenir compte des divergences et donc des approximations des sondages, le journaliste américain Nate Silver féru de statistiques a tout bonnement inventé un résultat de synthèse des sondages. Il s’est acquis une forte réputation aux Etats-Unis et au-delà avec ses prédictions électorales. Même si comme les sondeurs dont il compile les chiffres, il s’est trompé en 2016. Son site internet FiveThirtyEight n’en reste pas moins abondamment cité jusque dans la presse. Le 23 octobre 2020 il donnait à J. Biden 86% de chances d’être victorieux face à D. Trump crédité lui de 13% de chance. Un meilleure score que celui de H. Clinton quatre ans plus tôt (cf. ci-dessous).
Il ne semble pas que l’on se soit beaucoup interrogé sur la pertinence logique qu’un chiffre de synthèse. Si les sondages divergent, c’est donc qu’ils ne sont pas également justes ou faux. Comment leur moyenne pourrait-elle être plus juste ? Il faudrait une certaine providence – qu’elles se compensent - pour que la somme des erreurs donnent une mesure juste. Faute d’avoir trouvé une démonstration rigoureuse d’une sorte de loi, la musique offre peut-être un terrain de comparaison. La question a été posée : comment se fait-il que les foules chantent juste ? Faite à l’occasion de concerts, l’observation a trouvé plusieurs réponses : ceux qui chantent faux seraient guidés par leurs voisins qui chantent juste, ceux qui chantent faux et ceux qui chantent juste se neutraliseraient, ceux qui chantent faux feraient semblant de chanter. L’observatoire des sondages est preneur de toute explication aussi loufoque soit elle.
Quelle que soit leur qualité, le business des sondages se porte donc bien une nouvelle fois. Il est vrai qu’une grande partie relève de la partie cachée de l’iceberg. Les sondages confidentiels font florès qui sous tendent les stratégies des candidats, comme en d’autres pays, mais aussi leur carte de campagne quand système fédéral et swing states obligent, les candidats se déplacent dans les Etats où il faut faire un effort spécial pour emporter le collège électoral. Comment le savent-ils sinon par les sondages ?
L’industrie a cette particularité d’être critiquée par ceux qui les paient. Que Donald Trump critique les sondages comme faux, les assimilant à des fake news, rien d’étonnant dans une posture obstinée de dénonciation de tout ce qui ne lui convient pas. Il est plus étonnant d’entendre un discours proche et forcément plus dense d’un des principaux spin doctors de la campagne de Trump. Karl Rove a publié un article dans le Wall Street Journal (22 octobre 2020) pour annoncer la faillite des sondages plagiant une formule de Shakespeare : « la première chose à faire serait de tuer les sondeurs », assurant que l’outil est cassé après une époque d’or où chacun avait un téléphone à domicile et que l’incertitude était complète [2]. On a compris que s’ils avaient annoncé la victoire de son candidat, il n’aurait pas manqué de le dire. De là à écrire qu’il n’y croit plus deux semaines avant le 3 novembre, il n’y a qu’un pas que bien des lecteurs auront franchi.