On sait les sondeurs très anxieux avant le premier tour d’une élection présidentielle. La contre-performance les menace. On l’a bien senti dans la dernière semaine de campagne quand leurs commentaires devenaient étrangement prudents, voire hésitants et disaient parfois l’un et son contraire. Ils avaient d’ailleurs fini par convaincre les journalistes – partage des risques oblige - qui s’inquiétaient de savoir si les sondages sur les intentions de vote étaient fiables. Honorable inquiétude si elle n’intervenait justement au moment où ils sont les plus fiables (à proximité du scrutin) mais guère lorsque les intentions de vote étaient largement artefactuelles à plusieurs mois du scrutin. Plus fiables que les sondages antérieurs, ils l’étaient mais de là à assurer qu’ils étaient fiables...
Les sondeurs ne peuvent donc éviter cette épreuve de fiabilité, la seule offerte en grandeur nature qui permet de comparer les résultats pour un échantillon représentatif et pour l’ensemble d’une population. Ils ont cependant une roue de secours avec les estimations. Depuis 1965, on les considérait très fiables : "une fois traités les résultats de 30 ou 40 bureaux, on se rend compte que l’estimation évolue peu" [1]. Effectuées par les « instituts » de sondages, elles étaient portées à leur crédit, bien que n’étant pas des sondages. Profitant ainsi d’une certaine confusion dans les esprits. On sait que les estimations sont effectuées sur des votes dépouillés et non sur des déclarations de sondés. Autrement dit, à partir des premiers dépouillements de bureaux de vote sélectionnés, on peut faire la projection du vote définitif [2]. Facile, croyait-on jusqu’au 22 avril 2012. Ce soir-là, les commentaires s’engagèrent sur des estimations que nul ne s’avisait de considérer avec prudence. Puis, en regardant les chiffres des différents sondeurs, il s’avérait que les estimations n’étaient pas les mêmes et bientôt que celles d’un même sondeur variaient : ainsi, le score de Marine Le Pen était-il d’abord situé à plus de 20 % avant de redescendre à moins de 18 % ; ainsi Nicolas Sarkozy dépassait-il seulement 25 % avant de finir deux points au-dessus. Trois points de moins, deux points de plus, cela peut changer beaucoup de choses en tout cas pour le moral des troupes. Dans une soirée électorale, cela ne va pas sans flou.
Estimations des entreprises de sondages à 20 heures [3]
Interactive-M6 |
(ministère de l’Intérieur) _ | ||||
François Hollande | |||||
Nicolas
Sarkozy |
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Marine
Le Pen |
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Jean Luc
Mélenchon |
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François
Bayrou |
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Eva
Joly |
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Philippe
Poutou |
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Nathalie
Arthaud |
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Nicolas
Dupont Aignan |
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Jacques
Cheminade |
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Abstention |
Or les estimations n’apportent strictement rien à la soirée électorale sinon de permettre de donner les résultats plus tôt au lieu d’attendre, « comme au bon vieux temps », l’arrivée des dépouillements qui permettaient des estimations sur le nombre de bulletins dépouillés. A mesure que la soirée avançait, on approchait de plus en plus près du résultat définitif mais il fallait attendre tard pour être sûr du résultat. Interminable suspense, sans doute. Insupportable même. Il faut aller plus vite aujourd’hui pour permettre enfin de commenter. Sauf si les estimations ne sont pas fiables et où l’on risque de parler en toute méconnaissance. Ainsi, non seulement les estimations ne servaient-elles qu’à la mise en scène du spectacle électoral mais en s’avérant incertaines, elles introduisent un suspenses artificiel. Or les nouvelles conditions de diffusion de l’information donnent les moyens de violer la loi interdisant de les diffuser avant la clôture du dernier bureau de vote à 20 heures. Les sondeurs se sont engagés à respecter cette clause mais il s’est avéré – doit-on dire bien sûr ? – que des indiscrétions ont permis à des sites étrangers de diffuser des estimations avant 20 heures. Une enquête est en cours.
Il est très facile de changer les choses dans un avenir proche : soit interdire les estimations qui supposent la coopération des présidents de bureaux de vote ; soit aligner les fermetures de bureaux de vote en métropole. Il faudra simplement attendre un peu plus dans la soirée électorale. Peut-être une manière de ramener un peu de vrai suspense, celui qui serait suscité par l’incertitude d’un dépouillement progressif et non les erreurs ou hésitations des estimations.