Dans nos démocraties représentatives, les élections forment un événement au cours duquel le peuple est supposé « avoir la parole », afin de collectivement décider des orientations politiques à venir. Or force est de constater la pauvreté de la procédure électorale. En guise de choix, les citoyens se contentent de placer dans une urne un bulletin préétabli que l’on ne peut altérer sous peine de le voir annuler. L’addition de ces « voix » finalement muettes permet de désigner le camp vainqueur, ce qui l’autorise à diriger, le temps d’un mandat, l’institution convoitée. À partir du seul décompte des suffrages exprimés, il est alors délicat de connaître les motivations des électeurs, les significations qu’ils accordent au scrutin, les raisons pour lesquelles ils ont choisi tel(le) candidat(e) ou telle liste. Face à une procédure aussi restreinte, les professionnels de la politique peuvent donc aisément parler à la place des votants et dire pourquoi et pour quoi ces derniers ont voté. Les responsables politiques et autres éditorialistes peuvent d’autant plus facilement interpréter le présumé « message » des électeurs (et des abstentionnistes) que ces derniers sont relativement invisibles lors des campagnes électorales. Si l’on excepte les émissions radiophoniques de libre antenne et certains reportages dans les journaux [1], la médiatisation d’une élection se concentre presque exclusivement sur les faits et gestes des candidats, et notamment des plus saillants d’entre eux.
Dans ce contexte, les sondages d’opinion pourraient avoir pour vertus d’offrir un espace supplémentaire à la parole populaire, de fournir des informations significatives sur la composition sociologique des électorats et de restituer certaines des attentes que les citoyens formulent à l’égard des institutions politiques. C’est d’ailleurs au nom de cette « valeur ajoutée » démocratique que les entreprises de sondage légitiment leur activité et leurs interventions dans la vie publique. Ainsi, en amont et en aval des récentes élections régionales, de nombreux professionnels du sondage (dont certains se sont reconvertis dans le « conseil » aux élus) ont pu se poser, dans les médias, en porte-parole des Français. S’appuyant explicitement sur leurs enquêtes ou manipulant l’argument d’autorité, ils ont livré leur interprétation du « message » adressé par les électeurs à la « classe » politique. Cette posture peut surprendre dès lors qu’elle émane d’acteurs qui n’accèdent à la réalité sociale que par l’intermédiaire de rapports chiffrés qui agrègent des réponses recueillies fugacement, par téléphone ou par Internet [2]. Ces réponses visent d’ailleurs rarement à satisfaire un objectif démocratique ou scientifique : elles ne sont recueillies par les entreprises de sondage que dans la mesure où elles peuvent satisfaire les attentes de leurs clients.
Néanmoins, il faut prendre les sondeurs au mot et ne pas nier a priori les vertus démocratiques des sondages, notamment leur capacité à compenser la pauvreté de la procédure électorale en termes d’expression et de participation des citoyens. Pour répondre à cette question, nous avons recensé l’ensemble des sondages publiés à l’occasion des élections régionales, entre le 1er janvier et le 26 mars 2010. Il va de soi qu’ils ne représentent qu’une faible partie des enquêtes effectuées par les services « Politique » ou « Opinion » des entreprises de sondage. La majorité d’entre elles demeurent confidentielles puisqu’elles sont réalisées dans une perspective de marketing politique : leur commanditaire (partis, institutions publiques, etc.) attend de ces résultats exclusifs une meilleure connaissance des « clientèles » électorales, afin de maximiser leurs parts de marché. Les sondages confidentiels doivent être considérés comme des instruments de pouvoir ou, plutôt, des instruments des pouvoirs, tant le retour sur investissement de l’achat massif de sondages confidentiels dans l’univers politique demeure davantage postulé que démontré. Leurs résultats peuvent, certes, nourrir la communication des leaders politiques, rassurer leurs égos ou permettre aux décideurs de ne pas « naviguer à vue ». Mais leur impact électoral relève avant tout d’une croyance entretenue par les sondeurs eux-mêmes. S’ils sont minoritaires en volume, seuls les sondages publiés peuvent en revanche prétendre jouer un rôle démocratique puisqu’ils sont supposés ériger l’« opinion publique » en acteur de la campagne électorale.
Notre analyse repose sur l’exploitation de 96 rapports d’enquêtes consacrés, intégralement ou partiellement, aux élections régionales. L’exploitation n’est sans doute pas exhaustive puisque nous ne nous sommes intéressés qu’aux huit principales entreprises de sondages politiques du pays (cf. tableau n°1). Ces rapports comprennent au total 414 questions [3] dont les résultats sont clairement exposés [4]. À trois exceptions près [5], l’ensemble de ces enquêtes a été commandé par une ou plusieurs entreprises médiatiques. Cette première remarque permet de rappeler que la production sondagière renvoie autant aux préoccupations et aux ressources financières des commanditaires qu’aux représentations et aux pratiques spécifiques des sondeurs. En l’occurrence, le contenu des sondages publiés à l’occasion des régionales permet de mettre à jour certaines des conceptions que la hiérarchie journalistique se fait d’un tel scrutin et du rôle que peuvent y jouer les citoyens. Face à un produit relativement coûteux, ils ne peuvent mener d’enquêtes trop denses et se focalisent alors sur les thématiques qu’ils jugent les plus intéressantes, commercialement ou politiquement parlant.
Tableau n°1. Répartition des enquêtes et des questions posées à l’occasion des élections régionales par les 8 principaux instituts français
TNS Sofres | |||
Opinionway | |||
IFOP | |||
CSA | |||
BVA | |||
Viavoice | |||
LH2 | |||
Ipsos | |||
TOTAL |
Un premier survol des sondages publiés indique la forte concentration du marché des études politiques. En effet, sur les 96 études publiées, 68 ont été réalisées par trois entreprises : IFOP (28), TNS Sofres (21) et la récente Opinionway (19). Mais si l’on concentre l’attention cette fois vers les questions posées, on constate l’inégale ampleur de ces enquêtes. Ainsi TNS Sofres se distingue-t-elle largement de ses concurrentes, en consacrant en moyenne 8,1 questions par enquête. Ce décalage tient sans doute à l’identité respective des commanditaires : la plupart des rapports publiés par TNS Sofres a été commandée par au moins deux entreprises médiatiques, Radio France et France Télévision. Si l’on se focalise sur les sept autres instituts, on remarque qu’en moyenne, ils n’ont consacré aux régionales qu’entre 1 et 5 questions par enquête. Ce faible nombre laisse entrevoir la relative superficialité de la plupart des questionnements : il apparaît difficile de creuser les motivations et les attentes des électeurs dès lors que ces derniers se trouvent confrontés à un questionnaire aussi restrictif [6]. Ce constat en appelle un autre qui ne surprend pas : parmi les 414 questions posées à l’occasion des élections régionales, aucune n’a pris un caractère ouvert ou semi-ouvert. De la même manière, l’enquête par téléphone demeure dominante, même si 19 sur 96 ont été réalisées en ligne (toutes par Opinionway, IFOP et BVA).
« Terrain » des enquêtes réalisées à l’occasion des élections régionales
Enquête par téléphone | ||||
Enquête en ligne | ||||
TOTAL |
(à suivre)