Dès le lendemain du premier tour des élections régionales, de nombreux professionnels du sondage ont été sollicités pour livrer leur interprétation de l’abstention. C’est notamment le cas du « bon client » Stéphane Rozès. Bien qu’ayant quitté CSA, celui-ci s’est démultiplié dans les médias (20 Minutes, AFP, Libération, France Inter, etc.), en défendant l’idée d’une « abstention – sanction » à l’égard du sarkozysme (20 minutes, 15 mars 2010). Cette hypothèse expliquant le fort taux d’abstention par le comportement stratégique de nombreux « électeurs de droite » semble, à première vue, séduisante, puisqu’elle permettrait également de comprendre les très faibles scores de l’UMP lors de ce scrutin. On s’autorisera toutefois à douter que cette explication suffise à expliquer l’attitude des 53,67 % d’inscrits qui ne se sont pas rendus aux urnes lors du premier tour…
Mais il ne s’agit pas tant ici de discuter de la pertinence des interprétations suggérées par les sondeurs que de se demander ce qui les autorise à se poser en porte-parole des abstentionnistes. À partir de quelles preuves empiriques formulent-ils leurs analyses ? Sans doute à partir des enquêtes confidentielles destinées aux partis et aux institutions. Mais au regard des seuls sondages publiés à l’occasion des régionales, force est de constater la rareté des questions qui se focalisent sur la propension à se rendre aux urnes et, surtout, sur les motivations des abstentionnistes déclarés. Ainsi, parmi les 414 questions figurant dans les sondages publiés à l’occasion des régionales, seules 47 se penchent sur la participation des sondés au scrutin.
Il va de soi que chaque question d’intention de vote est effectivement précédée d’une interrogation sur la probabilité d’aller voter. Pourtant il est assez rare que les rapports d’enquêtes livrent clairement les réponses à cette question préalable et s’avancent de la sorte à prédire le taux d’abstention. Sur 117 tableaux d’intentions de vote, seuls 38 sont effectivement accompagnés d’estimations du taux d’abstention (N=17) ou d’indications sur la proportion de sondés qui se disent « certains » d’aller voter (N=21) [1]. Quant aux 79 autres tableaux d’intentions de vote, ils fournissent au mieux le pourcentage de ceux qui n’ont exprimé « aucune » intention de vote, ce qui ne permet aucunement d’en inférer le taux d’abstention.
Tableau n°1. Prédictions du taux d’abstention aux régionales
Estimation nationale | - IFOP (18 et 19 février)
CSA (13-14 janvier) CSA (10-11 février) CSA (24-25 février) CSA (2-3 mars) CSA (10-11 mars) Opinionway (11-12 mars) |
- CSA (17-18 mars) |
Estimation spécifique à une région | - CSA (Ile de France/10-11 février)
CSA (Alsace/23-24 février) CSA (Centre/24-25 février) |
- CSA (Ile de France / 10-11 février)
CSA (Alsace/23-24 février) CSA (Centre/24-25 février) CSA (Alsace/15-16 mars) IFOP (Ile de France/16-17 mars) IFOP (Languedoc/16-17 mars) |
Différentes hypothèses peuvent expliquer ce désintérêt des entreprises de sondage pour l’une des problématiques majeures des récentes élections : craintes du « ratage » (qui s’est effectivement produit pour les différentes anticipations), conscience de la possible coïncidence entre les abstentionnistes et les non-répondants aux enquêtes (ce qui ôterait aux sondeurs la possibilité de parler au nom des abstentionnistes) ou encore risque que la divulgation de cette proportion ne souligne la faiblesse des échantillons d’interviewés qui se disent « certains » aller voter et expriment une intention de vote [2].
Comment peut-on alors prétendre interpréter l’abstention en l’absence de questionnements idoines ? Une première piste consiste à observer la géographie de l’abstention à l’échelle des communes ou, mieux, des bureaux de vote. Cette comparaison peut permettre d’identifier les spécificités des territoires les plus abstentionnistes, puis d’en dégager, par inférence, certains traits sociologiques, enfin d’en tirer (ou non) des conclusions « politiques ». Cette procédure est toutefois risquée : à moins de mener un travail de longue haleine, comment connaître avec exactitude le profil social (sans parler des raisons) de ceux qui s’abstiennent dans chaque territoire ?
Les sondages réalisés le jour du vote offrent, quant à eux, des informations plus précises. D’abord, le nombre d’interviewés est généralement beaucoup plus important que dans les enquêtes standards [3]. Ensuite, ces sondages questionnent les inscrits, non plus sur leur propension à aller voter, mais sur leur pratique effective. En croisant les réponses à la question de la participation ou non au scrutin avec les autres éléments du questionnaire, il est alors possible de mieux identifier les propriétés sociales des abstentionnistes ainsi que leur rapport déclaré à la politique (intérêt, proximité partisane, « itinéraires de vote », etc.). Enfin, ces enquêtes peuvent inviter directement les abstentionnistes à expliquer les raisons de leur retrait. Cette interrogation peut s’apparenter à une forme d’imposition de problématique : après tout, il est rare que l’on aille interroger les votants pour savoir pourquoi ils se sont déplacés aux urnes au lieu de rester tranquillement chez eux !
Mais, tandis que les professionnels de la parole publique (acteurs politiques, journalistes, intellectuels médiatiques, etc.) confrontaient leurs points de vue sur les « causes » de l’abstention, seuls deux entreprises ont explicitement posé la question dans leurs enquêtes. Absents des sondages pré-électoraux, les abstentionnistes n’ont donc pas été davantage présents dans les sondages post-électoraux. Pour information, voici les deux listes de modalités qui étaient soumises à leur sagacité selon qu’ils étaient interrogés par un enquêteur d’Opinionway ou de CSA… Aucun de ces items ne fait explicitement référence à une volonté de sanctionner l’actuel président.
Sondage « Jour du vote » 14 mars 2010 | Sondage « Jour du vote » 14 mars 2010 |
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Difficile à partir de ces seules informations d’étayer solidement l’hypothèse d’une « abstention sanction » à l’égard du président, de son gouvernement ou de sa politique. Après tout, quelle importance ? Puisque les abstentionnistes ne parlent pas, ils ne vont pas non plus se plaindre qu’on parle pour eux !
(à suivre)