"Un an avant une présidentielle, les sondages sont souvent loin du compte" titrait Le Monde un an avant celle de 2022 [3]. Encore était-il bien "généreux". Sans doute fallait-il ménager le « sondeur maison », Ipsos, et laisser quelque marge éditoriale aux journalistes doxosophes qui monopolisent depuis (trop) longtemps le service politique intérieure. Ils n’ont donc guère apprécié l’enquête critique publiée six mois plus tard [4]. Et plus récemment celle relative à "L’addiction des politiques aux sondages confidentiels" [5]. L’addiction aux sondages publiés est tout autant avérée.
Au Jdd, pas "d’état d’âme", s’il a changé de propriétaire et vu sa rédaction "quelque peu" modifier [6], les latitudes du journal dans ce domaine sont toujours aussi conséquentes. Un an, deux ans, quatre ans...le temps entre les élections ne compte pas. Après avoir annoncé de nouveaux scores au premier tour de la présidentielle de... 2022 [7], la qualification de M. Le Pen et de l’ancien Premier ministre E. Philippe au second tour de la présidentielle de 2027 [8], le quotidien et son compère l’Ifop pensaient-ils passer pour des idiots s’ils ne s’attaquaient pas également à une élection lointaine mais plus "proche" ? Le narcissisme des professionnels de la doxosophie semble peu compatible avec cette hypothèse (Cf. Comment s’habille la jeunesse ? (version Ifop). Quoi qu’il en soit une telle retenue (maitrise ?) aurait été inhabituelle pour cet important cluster d’artefacts sondagiers. Le RN dépeint en mai 2023 en vainqueur des européennes de 2024 n’est donc pas une surprise éditoriale [9]. "Juste" une aberration. Une "vue de l’esprit", le leur on l’aura compris, qui n’a bien sûr rien en commun avec celui de G. Bachelard (Cf. Piqure de rappel de Gaston Bachelard).
Même les promesses de suffrages faites aux partis de gauche (PS, PC, LFI, EELV), si l’on consent un instant à ne pas trop s’interroger sur leurs chiffrages, n’apportent aucun "enseignement" pour reprendre un mot fétiche des sondeurs et de leurs suppléants pour faire illusion. En cas de liste unique le total serait sensiblement moins important que si chaque parti présentait la sienne, et F. Dabi d’en conclure : "dans une partie certes minoritaire, mais non négligeable, du peuple de gauche, il y a un rejet de la liste unique et de l’hégémonie de LFI [10]. Nul besoin d’être un consommateur compulsif d’infotaintement politique, ni un observateur éclairé de la vie publique pour avoir connaissance des profondes divergences tant idéologiques que stratégiques qui traversent depuis longtemps, bien avant la présidentielle de 2022, les composantes de la gauche, a fortiori de la Nupes. Énième illustration du "double travail" des doxosophes : producteur d’affabulations et enfonceur de portes, ouvertes bien sûr.
Si la misère scientifique et plus généralement intellectuelle de tous les partis ne date pas d’hier et ne procède pas de l’avènement de l’industrie de l’opinion, les effets narcotiques de ses produits appauvrissent la vie politique et publique à un niveau de médiocrité critique. Les réactions des dirigeants, des militants ou de sympathisants, certes souvent les plus motivés ou "croyants" fournissent des indices significatifs de ce processus de dégradation voire de déprédation. A l’image de l’allégresse, certes opportune et passagère, des dirigeants de LFI à la publication d’un sondage du sondeur Cluster17. On se console comme on peut de son impuissance politique ou de la dérive autoritaire d’E. Macron. Celui de l’Ifop et du JDD est pris lui encore au sérieux. A l’extrême droite le temps de la suspicion politique de l’ex FN est de l’histoire ancienne, le RN fait comme tous les autres, quand les sondages lui plaisent il les applaudit. La "réponse" des Verts est aussi un grand classique, un contre-sondage tout aussi biaisé. La qualité de la mesure est secondaire, c’est l’usage qui en est fait qui compte, le sondage est une arme, rappelait en substance l’ancien directeur de campagne d’A. Montebourg à la présidentielle de 2017 [11]. EELV le sait, le RN, LFI, Le PS, tous les professionnels de la politique le savent même si peu le disent explicitement. En titrant "ce sondage sur les européennes 2024 commandé par EELV ne va rien arranger au débat de la Nupes" Le huffingtonpost, principal diffuseur des QCM de Yougov en France ne s’y est pas trompé. Faut-il en craindre qu’il en soit ainsi pendant un an minimum ?
Les sondeurs sont donc des marchands d’armes. On nous objectera que les sondages ne tuent personne. Les sondages rendent-ils plus fortes les démocraties (qui n’en n’ont pas le monopole) comme le répète à l’envi ceux qui en vivent ? La réponse est dans la question : non.
Au vu des dégâts on peut espérer que dans les missions pédagogiques dans le cadre de « l’éducation aux médias » des écoliers et lycéens que revendiquent singulièrement les professionnels de l’information ne figure aucun apôtre du journalisme politologique.